• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • Du mépris et du dédain de la mort

    Argument
    Ce dialogue de Platon n’est rien d’autre que le divin discours que Socrate adresse à Axiochus, qui en son temps avait été un homme de grande sagesse et de grande vertu. Mais alors qu’il se trouvait à l’article de la mort, son esprit se troublait et il n’avait plus cette grandeur qui avait été la sienne. Or ce discours de Socrate consiste en une éclatante démonstration de l’immortalité de l’âme et en l’évocation des malheurs que recèle la vie humaine et dont la mort nous délivre : alors nous retournons en la maison éternelle, où félicité et bonheur parfait abondent pour ceux qui ont mené une vie vertueuse.

    Les personnages :
    Socrate, Clinias, Axiochus

    Socrate. Un jour que j’étais sorti de chez moi pour aller me promener avec quelques philosophes, et alors que j’arrivais en ce lieu que l’on appelle Élissos, il me sembla entendre crier à pleine voix : « Socrate ! Socrate ! » Je regardai partout pour voir d’où cela pouvait venir quand j’aperçus soudain Clinias, le fils d’Axiochus, qui courait vers Callirhoès, en compagnie d’un musicien du nom de Damon, et de Charmidès, le fils de Glaucon. L’un était professeur de musique et l’autre était son amant – et en était aimé en retour. Quand je les vis, je décidai de me détourner de mon chemin pour aller au-devant d’eux, afin de les rejoindre sans tarder. C’est alors que Clinias, pleurant à chaudes larmes, prit la parole.

    « Le moment est venu pour toi, Socrate, de montrer cette sagesse dont tout le monde te pense pourvu. Mon père, il y a quelque temps, s’est affaibli tout d’un coup et il en est presque à ses derniers moments ; cela le tourmente beaucoup. Il est pénible d’être si proche de sa fin – même si naguère il méprisait ceux qui voulaient lui faire peur de la mort, et n’hésitait pas à se moquer d’eux. Viens donc un peu l’encourager, Socrate, comme tu as l’habitude de le faire, afin qu’il se soumette de bon gré à la loi naturelle à laquelle il doit inéluctablement obéir, et que, connaissant sa grandeur d’âme, j’aie encore plus lieu de le révérer et de lui rendre hommage.

    Socrate. Cher Clinias, je répondrais volontiers à toute demande de ta part, si je le puis, et d’autant bien plus volontiers en cette circonstance : c’est le devoir d’un homme charitable et humain ! Allons chez ton père au plus vite, car s’il est dans l’état que tu dis, il ne faut pas tarder.

    Clinias. Dès qu’il t’aura vu, cher Socrate, je suis certain qu’il ira déjà mieux. Car il lui est arrivé plus d’une fois, dans des moments de grand découragement, de se relever, ensuite.

    Socrate. Pour être chez Axiochus au plus vite, nous prîmes par le chemin de ronde. Sa maison se trouve en effet près de la porte qui jouxte la colonne des Amazones. Nous le trouvâmes en possession de tous ses sens et en assez bonne santé physique, mais sans la vivacité d’esprit qui était la sienne d’ordinaire, et dans un état de profond abattement : il ne cessait de se tourner et retourner dans son lit, poussant de gros soupirs, versant des larmes abondantes et frappant ses mains l’une contre l’autre bruyamment. Alors je me mis à lui parler en ces termes, en le regardant droit dans les yeux : « Mais que signifie cela, Axiochus ? As-tu vu dans quel état tu es ? Où sont les magnifiques discours que tu tenais autrefois ? Qu’as-tu fait de ces vigoureux éloges de la vertu dont tu étais coutumier ? Où sont ta force et ton courage, que l’on tenait pour prodigieux ? On dirait un de ces soudards craintifs qui, sous la cheminée ou devant une table bien garnie, se piquent de faire de beaux discours et de mettre en avant leur courage, mais quand vient le moment de combattre, il n’y a pas plus mou et moins viril que ces beaux parleurs. Ne dois-tu pas sans tarder ouvrir les yeux et regarder la Loi de la nature, toi que l’on dit si savant et si raisonnable ? Toi qui, comme d’autres que nous connaissons, es né et as été élevé à Athènes, n’as-tu jamais entendu cette idée bien répandue : que la vie humaine n’est qu’un voyage et que les sages l’accomplissent à la perfection et entonnent des chants joyeux quand ils approchent de la fin inéluctable du chemin ? Je dois t’avouer que tes lamentations et tes regrets relèvent plus de la faiblesse d’une femme ou de la crainte d’un enfant que de la sagesse et de la constance qui siéent à un homme de ton âge.

    Axiochus. Cela est vrai, Socrate, je suis d’accord avec toi ; mais je ne sais comment il se fait que, lorsque le moment fatal approche, les belles et fières paroles qui faisaient croire qu’on ne la craignait pas ne sont plus que du vent et nous laissent totalement désarmés. Une peur effroyable s’empare de nous d’un seul coup et nous torture l’esprit : il est la proie de pensées confuses et nous en sommes réduits à ces lamentations. Nous nous demandons : faut-il donc que nous soyons privés de cette lumière et de tous les biens de la terre ? Faut-il que nous perdions toute sensation, que nous perdions même l’esprit ? Faut-il être étendu à terre, que notre corps pourrisse petit à petit, faut-il devenir vers et poussière ?

    Socrate. Dans l’ignorance qui est la tienne, cher Axiochus, tu en viens à tenir des propos incohérents. Tes sens te quittent et tu veux les retenir. Tes actes et tes paroles sont contradictoires, sans même que tu t’en rendes compte. D’abord tu déplores que la mort te privera de toute sensation ; ensuite tu envisages que tu vas souffrir, car tu te dis qu’après avoir trépassé, ton corps pourrira et que tu perdras tous les plaisirs et les joies de la vie de ce bas monde, comme si la mort te faisait passer en une autre vie et qu’à cause d’elle tu n’étais pas réduit à la même absence de sensation que celle d’avant ta naissance. À l’époque où Dracon et Clisthène étaient aux rênes de l’État, tu ne souffrais de rien et tu n’étais pas encore sur terre pour y subir je ne sais quel événement ou contrariété : eh bien, ce sera la même chose après la mort. Car il est certain que pour ce qui est de ton corps, tu ne seras rien, et qu’ainsi tu n’éprouveras aucune sensation douloureuse. Reconnais donc ton erreur et dis-toi qu’à partir du moment où l’âme et le corps sont séparés et que l’esprit est retourné dans le lieu qui est le sien, c’est-à-dire le ciel, ce corps terrestre, qui reste en terre sans être doué de raison, n’est plus un être humain. Bref, tu ne dois jamais cesser de te représenter cette idée que l’homme, c’est l’âme, et qu’il est un animal immortel enclos dans un habitacle mortel ; que la Nature nous a placés dans cet habitacle avec aussi de grandes contrariétés et de grands malheurs ; et même, les bonnes choses que la Nature nous accorde ici-bas sont bien minces, elles durent peu, elles sont toujours mâtinées de douleur, alors que les maux qui nous frappent sont d’emblée tenaces et n’apportent que chagrin : je veux parler des maladies, des plaies qui affectent les parties les plus sensibles de notre corps, et d’autres maux intérieurs qui frappent immanquablement l’âme de douleur (car elle se répand en tous les lieux du corps), au point qu’elle en vient à souhaiter loger dans le ciel et aspire plus que tout à jouir des joies et des plaisirs de la vie surnaturelle. Donc, pour l’homme, quitter ce monde n’est qu’une permutation : c’est passer d’un mal à un bien.

    Axiochus. S’il en est ainsi, Socrate, si tu penses que la vie humaine n’est que malheur, pourquoi persévères-tu à vivre, toi qui ne cesses de t’interroger et de contempler les choses terrestres, toi qui es bien supérieur à nous – c’est-à-dire à l’ensemble du peuple – pour ce qui est de comprendre tous les mystères de la nature ?

    Socrate. L’idée que tu donnes de moi est inexacte, cher Axiochus ; tu penses la même chose que les Athéniens qui croient que, comme je cherche à expliquer certains phénomènes, je les connais et sais forcément comment ils fonctionnent. Mais je suis loin d’appréhender et comprendre les choses cachées ; j’aimerais rendre grâces à Dieu de pouvoir ne serait-ce que connaître les choses communes, celles de tous les jours. Quant aux idées que je t’ai exposées tout à l’heure, c’est Prodicos, un philosophe d’une sagesse admirable, qui me les a expliquées autrefois, moyennant deux oboles, ou bien deux ou quatre drachmes, selon ce dont il s’agissait. Car il n’enseigne jamais sans se faire payer et il a toujours à la bouche le proverbe d’Épicharme : « Une main lave l’autre : donne et prends ensuite », entendant par là que toute peine mérite salaire. Donc, il se trouvait que ce Prodicos discourait depuis quelque temps chez Cassias, le fils d’Hipponicos, et qu’il donna tant de raisons d’être malheureux et de tenir la vie humaine pour misérable que je finis par ne plus accorder aucune valeur à celle-ci. Et pour te dire la vérité, cher Axiochus, à partir de ce moment-là, je me mis à désirer la mort.

    Axiochus. Mais que disait donc ce philosophe ?

    Socrate. Je te dirais volontiers ce dont je me souviens. Quel âge de la vie, disait-il, est exempt de malheurs ? Ne voit-on pas comment l’enfant pleure à peine il est sorti du ventre de sa mère et qu’il commence sa vie dans les larmes ? De quel chagrin n’est-il pas accablé ? Car depuis son premier jour, les misères l’assaillent : la pauvreté, le froid ou la chaleur, les coups et les peines. Avant même de pouvoir parler, combien de maux n’endure-t-il pas ? Il n’y a qu’à le voir pleurer – il n’a d’autre moyen d’exprimer ses peurs que de geindre. Et à peine âgé de sept ans, alors qu’il a enduré toutes les douleurs de l’enfance, on l’affuble d’un surveillant, de maîtres qui lui enseignent la morale et lui apprennent à lire et à écrire. Le voici qui grandit, qui devient adolescent, et on le met entre les mains de gens qui lui font faire des exercices, d’autres qui lui apprennent la géométrie ou l’art militaire, et d’innombrables autres précepteurs. Cette étape passée, sa barbe commence à pousser : la peur et les tourments qui assaillent son esprit n’en sont que plus grands, car alors il doit étudier et fréquenter les lieux qui feront de lui un honnête homme, ce qui ne va pas sans de multiples coups de bâton et une infinité de maux, tant les jeunes gens sont passibles de la férule de précepteurs et d’instructeurs de vertu généralement choisis parmi les plus sinistres, les plus sévères et les plus rigoureux, pour mieux dompter et soumettre au travail l’ardeur de leurs jeunes élèves. Ensuite, quand le jeune homme est libéré du joug de ces maîtres, ses ennuis et ses soucis sont encore plus pénibles. À ce moment, il doit réfléchir au mode de vie et à l’existence qu’il doit choisir pour son avenir : les contrariétés qu’il a subies jusque-là lui semblent un jeu d’enfant comparées aux peines et au labeur qu’il se voit proposer pour le restant de ses jours. Car s’il est de haut rang, il devra entreprendre mille guerres, courir des dangers infinis, être maintes fois blessé et obligé de se livrer à d’incessants combats. S’il est de condition modeste, voire servile, il encourra pareillement mille peines et mille bouleversements, tant du corps que de l’esprit. Et après toutes ces souffrances, nous sommes tout étonnés que la vieillesse survienne sans que nous y ayons pensé, et avec elle s’accumule tout ce que la Nature a fait chez l’homme de faible et de fragile. En sorte que lorsqu’une personne a tardé à rendre sa vie –, comme si elle jouissait d’une somme qu’on lui avait prêtée –, la Nature est toujours après elle, comme un usurier qui exige l’intérêt de son prêt. Elle ôte la vue aux uns, l’ouïe aux autres, et souvent les deux à la fois. Et pour peu que l’on tarde un peu trop à quitter cette prison corporelle, elle va jusqu’à nous affaiblir, nous tourmenter de mille douleurs et nous rendre quasiment incapables de nous servir de nos membres. Au point que souvent, quand la très grande vieillesse se prolonge, on perd l’entendement et on est faible d’esprit comme si l’on était deux fois enfant. Les dieux, qui savent cela – de même ceux qui connaissent parfaitement le bonheur et le malheur humains –, mettent rapidement un terme à la vie de ceux qu’ils chérissent entre tous. Par exemple Agamède et Trophonius, après avoir édifié le temple d’Apollon pythien, le supplièrent de leur donner le plus grand bien qui soit pour l’homme. Leur prière achevée, la mort les saisit dans leur sommeil et jamais ils ne se relevèrent. La même chose arriva aux prêtres de Junon d’Argos. Leur mère supplia la déesse de récompenser ses fils qui s’étaient épuisés à tirer le chariot sur lequel elle se trouvait pour aller sacrifier, parce que les chevaux étaient épuisés et ne pouvaient plus avancer : la nuit suivante, on les trouva morts dans le temple. Il serait trop long de réciter les vers des poètes qui racontent si bien les misères de la vie – et pourtant on pourrait prendre bien du plaisir à les écouter, car dans leurs divins poèmes ils décrivent à merveille la vie humaine, comme s’ils l’avaient entendu de l’oracle d’Apollon. Je n’en dirai pas plus : il me suffit de réciter les vers de l’un des plus excellents et des plus dignes qui soit, une poésie qui exprime mieux qu’on ne pourrait le faire les misères et fléaux de la vie humaine. Écoute ce que dit ce poète :

    Hélas, la vie des habitants du monde est diverse,
    Ainsi l’ont voulu les dieux,

    C’est une vie misérable !
    Que leurs jours soient longs, moins longs ou très courts,
    Toujours, seule la misère remplit leur vie.

    Et ce poète dit la même chose quand il veut exprimer mieux encore la misère de l’homme :

    Quiconque est venu en ce monde,
    Être de raison ou animal brutal,
    Avant d’arriver à sa fin,
    Il est sûr de n’éprouver que des malheurs.

    Que dit celui-ci sur le sort et la situation d’Amphiaraos ?

    Jupiter lui vouait un amour extrême ;
    Apollon l’aimait aussi, tout autant, et même plus.
    Que firent-ils pour lui témoigner
    Leur amour ? Ils firent en sorte
    (Et il est rare que l’homme puisse jouir de ce bien)
    Que son séjour soit bref en ce bas monde.
    Ainsi, sans hésiter, je conclus
    Que nul ne connaît le bien jusqu’à ce qu’il meure.

    Et que penses-tu de ces vers d’un autre poète qui enjoint ceci au nouveau-né :

    Il peut toujours pleurer, celui qui vient de naître,
    Car son sort est de ne connaître que misères.

    Mais assez de propos d’autorité : à force de réciter à qui mieux mieux les opinions des autres, mon discours risquerait d’être plus long que ce que j’avais prévu. Je reviens donc à mon sujet. De quel métier, de quelle façon de vivre avons-nous fait l’éloge ? Quelle occupation apprécions-nous le plus, sans finalement nous en plaindre ? Quelle activité est la plus agréable à l’homme, qui ne finisse par le tourmenter ou lui nuire ? Examinons un peu le sort des artisans et des ouvriers. Est-il situation plus misérable ? Ne travaillent-ils pas continuellement nuit et jour pour gagner ce qui leur est nécessaire pour vivre ? Ne déplorent-ils pas leur sort, le plus souvent, quand ils voient qu’en se tuant à la tâche ils parviennent à peine à subvenir à leurs besoins ? N’en dirons-nous pas autant des gens de mer, qui courent des dangers incessants au point que, comme le dit le proverbe, on ne peut les compter ni au nombre des morts, ni au nombre des vivants ? Car ils sont une espèce de terriens, mais aussi des êtres marins : ils consacrent leur vie à la mer et se livrent tout entiers à la merci du sort. Laissons ces hommes, et prenons le cas de l’agriculture. N’est-ce pas une activité plaisante et fort récréative ? Certainement. Pourtant, avec le plaisir qu’elle peut apporter, ne peut-on la comparer à un ulcère qui apporte jour après jour son lot de douleurs, quand par exemple on déplore une sécheresse ou une trop forte pluie, quand on voit les blés pourrir ou les vignes être brûlées ou frappées et abattues par la grêle, ou encore quand survient une chaleur ou un froid excessif, hors de saison et contre le cours naturel des choses ? Sans parler aussi des fonctions et des carrières au service de l’État – parmi d’autres situations –, qui passent pour être si honorables ? Ne sont-elles pas source de mille soucis, de mille angoisses ? Quelle joie procurent-elles, à part la peur et l’angoisse ? Quel plaisir de l’esprit y trouve-t-on, hormis l’ambition, la convoitise et la terreur de se voir refuser une charge ou une magistrature ? Et la honte s’ajoutant à l’embarras, l’homme est si stupide que cela serait à ses yeux cent mille fois pire que la mort. Tiens, à ce propos : un homme dont la vie dépend de l’opinion de la masse est-il heureux, d’après toi ? Tantôt on l’applaudit, on le gratifie de la meilleure chère, on le traite à l’égal d’un demi-dieu : fort bien. Mais cela dure peu et, le plus souvent, les hommes les plus favorisés sont aussitôt après harcelés, déclassés, condamnés et mis à mort ; le bon sens veut alors qu’on les considère comme
    les plus malheureux, pour avoir tenu en si haute estime des situations si incertaines et si peu stables. Dis-moi, Axiochus, très franchement, qu’en est-il de ces faveurs dont le peuple te gratifiait autrefois ? Qu’en est-il du crédit et de l’autorité dont se prévalaient Miltiade, Thémistocle et Éphialte ? Où sont l’honneur et la gloire de tous les autres grands hommes qui gouvernèrent la cité d’Athènes ? Pour ce qui me concerne, jamais l’idée d’être aux affaires ne m’a traversé l’esprit ; car il me paraissait malhonnête de contribuer à gouverner un peuple fou et dépourvu de raison. Tu te souviens quand Théramène et Calixène (qui plaçaient aux postes de l’État qui bon leur semblait) ont décrété d’autorité que les gens pouvaient être mis à mort sans jugement ? Tu t’en souviens, sans doute : car tu es le seul, avec Triptolème, à leur avoir résisté, même devant une assemblée de trente mille hommes.

    Axiochus. Cela s’est en effet bien passé comme tu le racontes, cher Socrate, et ce jour-là j’ai été contrarié d’être membre de l’assemblée du peuple ; j’en ai conçu un tel mépris pour la République que rien ne me paraissait plus pénible et difficile que de la gouverner et de l’administrer – sentiment bien connu à ceux qui autrefois se sont employés à cette tâche. Tu en parles comme quelqu’un qui aurait contemplé de loin ces agissements ; mais nous qui avons été en charge des affaires et qui en avons fait l’expérience douloureuse, nous pouvons témoigner de ce qu’il en est véritablement ! Le peuple, Socrate, par sa nature, n’est rien d’autre qu’une bête ingrate, difficile, cruelle, envieuse, insolente et indomptable ; et il ne peut en être autrement car il n’est qu’une foule de créatures dépourvues de bon sens et d’une masse qui ne doute et n’a peur de rien : celui qui l’approche pour s’en faire apprécier est le plus malheureux des hommes.

    Socrate. Ainsi donc, mon cher Axiochus, si pour toi l’administration de l’État, que l’on tient pour une activité hautement vertueuse et honorable, est le métier le plus abominable qui soit, que diras-tu alors des autres occupations humaines ? Ne seras-tu pas d’avis que l’on doit absolument les fuir ? Mais venons-en au sujet principal de notre discussion. J’ai entendu autrefois Prodicos dire que la mort ne touchait ni les vivants ni les défunts.

    Axiochus. Comment cela, Socrate ?

    Socrate. Il est évident que la mort ne concerne pas les vivants ; quant aux défunts, ils ne sont plus : donc la mort les touche encore moins. Et elle n’a aucune prise sur toi, car tu n’es pas encore sur le point de décéder ; quand tu seras mort, elle n’aura pas plus de prise, car tu ne seras plus rien. Ainsi tu t’infliges bêtement une douleur en te tourmentant d’une chose qui n’est pas et ne sera jamais en toi. Tu fais exactement comme si tu avais peur du monstre qu’on appelle Scylla, ou de celui qu’on appelle Centaure – qui seront toujours loin de toi et n’assisteront jamais à ta mort. Tu dois donc comprendre que l’on ne doit craindre que ce qui peut exister, et rien d’autre.

    Axiochus. Ce que tu dis est plein de sagesse ; mais j’ai l’impression que ton discours est pris dans ce bavardage qu’on entend aujourd’hui de la bouche des philosophes, et par lequel ils savent comment se rétribuer grassement auprès d’une jeunesse encore ignorante et facile à tromper. Quant à moi, sincèrement, jouir de la vie humaine me manque plus que ce que je ne saurais te dire, mon cher Socrate, même si tes propos ne sont ni dépourvus de raison, ni invraisemblables, et manifestement d’actualité. Mais, tout bien réfléchi, la musique de tes mots les fait plus briller qu’elle ne leur donne du sens, et cela n’est pas propre à calmer un esprit agité et tourmenté par je ne sais quelle passion ou erreur ; tes jolis discours, si bien agencés et gracieux qu’ils soient, ont quelque beauté rhétorique, mais ils sont loin d’être vrais et remplis de raison. Les chagrins, les émotions et les tourments de l’âme ne s’apaisent pas à coup de paroles bien tournées et enjolivées. Seule la vérité des choses, seule la raison évidente peut atteindre au plus profond l’esprit en proie à la passion et remédier à son mal.

    Socrate. Cher Axiochus, tu conclus aussi imprudemment que tout à l’heure, une fois de plus ! Je vois que pour toi, une fois que tu seras privé des biens de ce monde, tu ne seras pas exempt de la sensation des malheurs, comme si tu ne devais pas mourir. Certes, il arrive souvent que celui qui est privé d’un bien s’afflige du malheur que lui cause cette perte. Mais celui qui n’existe plus, celui que la mort fait disparaître, ne peut ressentir aucun malheur de ce genre. Ainsi, comment peux-tu prouver qu’il y a quelque chose de douloureux là où il n’y a aucune sensation, aucune conscience d’un tourment ou d’une douleur ? Si tu ne pensais pas qu’on ressent quelque chose quand on n’est plus, tu n’aurais pas peur de la mort. Mais tu te fourvoies toi-même en ayant peur de devoir perdre ton âme et, en guise de réparation de cette perte, tu vas imaginer pouvoir en retrouver une autre après avoir quitté ce monde, ce qui est fort contradictoire : tu es perturbé car tu te dis qu’une fois mort, tu n’éprouveras plus aucune sensation, et dans le même temps tu imagines que, par le biais d’une sensation nouvelle, tu souffriras d’être privé des sensations que tu éprouvais autrefois. Ce sont là rêveries et subtilités sur lesquels je ne veux pas m’appesantir ; je veux t’avertir et te prouver qu’il y a plusieurs belles raisons, plusieurs démonstrations convaincantes qui nous permettent de reconnaître d’emblée l’immortalité de l’âme ; car si elle était de nature mortelle, il est tout à fait certain que l’homme ne pourrait se montrer aussi noble, aussi élevé qu’il se montre quand il traite par le mépris la puissance des plus grands animaux de l’univers, quand il parcourt les mers en tous sens, quand il fonde des villes, quand il proclame et établit les gouvernements, quand il contemple le ciel, qu’il observe les révolutions des astres, du soleil et de la lune, leur lever et leur coucher, leurs éclipses, leur poids, la distance qui les sépare, les équinoxes et, d’une façon générale, tous les mouvements, tours et retours de la sphère céleste. De même, il ne faut pas se dire que si l’esprit des hommes n’était pas doté d’un souffle divin, ils auraient pu connaître plusieurs autres grands phénomènes, les observer et les décrire pour transmettre ce savoir aux générations suivantes, comme lorsqu’il s’agit de parler des vents, de l’hiver et de l’été, de la pluie, de la grêle, des tempêtes, de la foudre et, d’une façon générale, de tous les phénomènes célestes et terrestres que produit la Nature. Dis-toi donc bien, cher Axiochus, qu’en quittant cette vie, tu ne passeras pas d’une mort en une autre, mais tu accèderas à une immortalité parfaite. Tu ne seras pas privé de bienfaits : au contraire, tu jouiras encore mieux de toute félicité. La mort ne cause pas le désordre et la corruption des plaisirs du corps : elle te fait accéder à des voluptés pures et immaculées, loin de toute douleur ou désagrément. Tu quitteras cette prison du corps et tu te trouveras soudain en un lieu où tout est tranquille et délassant, que la vieillesse n’atteint jamais. Là tu passeras ta vie dans le calme, sans aucune contrariété, paisible, joyeux, marchant sur les pas de la vérité pure de la philosophie, sans en faire ostentation devant les gens comme le font ordinairement les hommes.

    Axiochus. Depuis que je t’écoute, Socrate, tu m’as fait bien changer d’avis, et je ne crains plus la mort : au contraire, je l’appelle de mes vœux, je la désire au plus haut point. Et je dirais même, pour imiter ceux qui bien savent parler : sache, Socrate, que je conçois, que je me représente tout à fait le cours céleste et infini des choses ; je reprends de la force, j’ai moins peur et j’ai le sentiment d’être devenu un autre homme que celui que j’étais tout à l’heure.

    Socrate. Si tu as besoin d’autres arguments encore, écoute ce que m’a dit autrefois Gobrias le Mage. Il me racontait que lorsque Xerxès vint en Grèce, son grand-père, qui s’appelait également Xerxès, fut envoyé sur l’île de Délos, où il y avait deux oracles. Le vieillard avait appris en lisant deux tablettes d’airain apportées par Opis, la fille du vent Borée, accompagnée par Hecaergue, que l’âme, après sa séparation d’avec le corps, s’en allait en un lieu inconnu en empruntant un chemin souterrain : c’était le palais de Pluton, aussi magnifique que celui de Jupiter. Car étant donné les proportions et la situation de la Terre (elle occupe le centre du monde), on peut supposer que sa forme et sa circonférence sont rondes également : les dieux du ciel s’en sont réservé l’un des deux hémisphères, et les dieux infernaux, l’autre ; les premiers sont frères, les seconds sont les fils des frères. L’entrée du royaume de Pluton est entourée d’une clôture en fer dont les serrures et les clés sont gigantesques. Le seuil franchi, on se trouve devant un fleuve appelé Achéron, puis un autre appelé Cocyte, et une fois qu’on les a traversés, on doit se présenter au-devant de Minos et de Rhadamante, dans la plaine nommée le champ de Vérité. Là siègent les juges des Enfers, qui examinent la vie de tous ceux qui descendent en leur demeure – comment ils ont agi et vécu quand ils habitaient leur enveloppe humaine. Inutile d’imaginer que l’on peut mentir ou cacher la vérité. Une fois cet interrogatoire mené par les juges, ceux qui auront eu une vie vertueuse et qui ne se seront pas adonnés aux vices du monde séjourneront dans la demeure des justes. Là, ce ne sont que fruits variés et abondants, belles et pures sources en tous lieux, prés fleuris d’une incroyable variété de fleurs, assemblée de philosophes, réunions de poètes, et moult musiciens et autres gens qui ne cherchent que des occasions de réjouissances. Et aussi des banquets magnifiques et une quantité inimaginable de vivres. On n’y sent point le froid, on n’est point contrarié par une chaleur qui amollit le corps : on y jouit en permanence d’un air tempéré, et d’un temps serein et éclairé par les rayons du soleil, qui luisent en ce lieu plus que partout ailleurs. Ceux qui durant leur vie avaient la charge des cultes sont grandement honorés et président aux cérémonies sacrées. Tu jouiras sans doute de cet honneur, toi que l’on a toujours considéré comme à l’égal des dieux. Les anciens racontent qu’Hercule et Liber Pater ne craignirent pas de descendre aux Enfers à la condition d’être initiés aux mystères d’Éleusis pour se rendre en ces lieux. Voilà le bonheur qui attend ceux qui ont mené une belle vie. Mais ceux qui de leur vivant se sont adonnés au vice et à la méchanceté, une fois qu’ils sont morts et qu’ils ont quitté ce monde, les Furies les traînent en un lieu appelé Érèbe ou Chaos, qui est la demeure des méchants et de ceux
    qui méprisent
    la piété. C’est là que sont les tonneaux des Danaïdes qui ne se remplissent jamais ; là que se trouve Tantale, expirant jour après jour d’une soif inextinguible ; là qu’est Tytios, auquel un oiseau sans cesse dévore les entrailles ; là qu’est Sisyphe, qui monte et remonte sans fin son rocher, sans jamais pouvoir l’arrêter ni le stabiliser ; là sont les damnés et les hommes privés de tout bien, et autour d’eux, à toute heure de la nuit et du jour, courent des bêtes étranges qui les lèchent jusqu’au sang. En ce lieu, on répand sans arrêt sur eux des flammes brûlantes et il n’y a peine ni tourment dont ils ne soient affligés et torturés heure après heure. Voilà ce que j’ai entendu de la bouche de Gobrias, Axiochus : à toi, à présent, d’en juger comme il t’en semblera. Quant à moi, la raison me dit (et je veux vivre toujours et mourir avec cette idée) que toute âme qui quitte le corps de l’homme est immortelle et ne souffre aucune douleur. Et que nous descendions aux Enfers ou que nous montions au Ciel, tu seras nécessairement heureux, cher Axiochus, car tu as fait preuve dans ta vie d’une grande vertu et d’une grande sainteté.

    Axiochus. J’ai honte, Socrate, de rester sans rien dire ; je peux simplement t’assurer que je ne crains plus la mort, que je suis au contraire pris d’un fort amour pour elle, tant j’ai été enthousiasmé par tes propos. De plus, la vie m’est une charge et je suis las de moi-même, comme un homme qui doit gagner après sa mort une meilleure demeure. En somme, je ne cesserai point de penser jusqu’à ce que, petit à petit, il ne me reste plus en mémoire que ce que tu m’as dit, tant sur la misère de notre vie que sur l’immortalité de l’âme. Mais s’il te plaît, Socrate, peux-tu revenir ici vers midi ?

    Socrate. Volontiers. Entre-temps, je vais continuer ma promenade avec ces philosophes que j’ai laissés pour te rendre visite.

    Dv mespris
    & contemnement de la mort

    Argument
    Ce dialogue de Platon n’est aultre chose, qu’vne remonstrance diuine que Socrates faict à Axiochus : lequel auoit esté en son temps homme de grand’ sapience, & vertu. Mais se trouuant à la mort, il se troubloit l’esprit, & ne demeuroit en sa grauité premiere. Or ceste remonstrance de Socrates consiste en la probation euidente de l’immortalite de l’ame : & en la declaration des maulx, qui sont en la vie humaine lesquels maux nous sommes deliurez par la mort : & retournons au manoir eternel, ou toute felicité, & beatitude abonde, pour ceulx, qui auront vertueusement vescu.


    Les interlocvtevrs :
    Socrates, Clinias, Axiochvs

    Partant vng iour de ma maison pour m’aller pourmeiner auec certains philosophes : & arriuant en vng lieu que l’on appelle Elissus, il me sembla entendre la voix de quelqu’vn criant à pleine gorge, Socrates, Socrates. Et ainsi que ie me tournay pour regarder çà & là, d’où pourroit venir la voix dessusdicte, i’apperceus soubdainement Clinias, fìlz d’Axiochus : lequel couroit vers Callirhoës, auec vng musicien dict Damon : & auec Charmides, fìlz de Glauco. L’vng doncq’ d’yceulx enseignoit l’art de musique : & l’aultre l’aymoit par vne grande familiarité : & estoit aussi aymé de lui. Or, voyant ces personnages, ie fus d’advis de me destourner de mon chemin & leur aller au douant, affin d’estre plus tost ensemble. Et allors Clinias pleurant à chauldes larmes, commença vng tel propos.

    L’heure est venue maintenant, ô Socrates, que tu doibs monstrer la sapience, que chascun estime estre en toi. Car mon pere depuis vng temps a perdu toute sa force, sans qu’on y pensast en rien : & peu s’en fault, qu’il ne soit en ses derniers iours : sur quoy il se tourmente fort, & est grandement desplaisant d’estre si près de sa fin : combien que par cy deuant il desprisast ceux, qui luy vouloient faire peur de la mort, en se mocquant de leur propos auec fort bonne grâce. Auance doncq’ vng peu le pas, Socrates : & le viens confirmer en quelque bonne opinion, selon ta façon de faire accoustumée, affin que vouluntairement il obeisse à la loy de nature, à laquelle il est contrainct d’obeïr par nécessité : affin aussi qu’en ce faisant, & congnoissant ceste magnanimité en luy, i’aye plus grande occasion à l’aduenir de le reuerer & honorer en toutes choses.

    Socrates. Tu ne me sçaurois requerir de chose loysible, & honneste que ie ne face voluntiers pour toy, ô Clinias ! Combien doncq’ plus vouluntiers feray-ie cela, dont tu me requiers à present, veu, que c’est office d’Homme charitable, & humain ! Cheminons seulement le plus tost que nous pourrons. Car si la chose est ainsi que tu dys, il est besoing de se haster.

    Clinias. Incontinent qu’il t’aura veu, ô Socrates, ie suis certain, qu’il s’en portera myeulx. Car il luy est aduenu souuent, qu’apres auoir perdu le courage, il venoit par apres à le reprendre.

    Socrates. Affin que nous fussions vers Axiochus plus tost, nous passasmes par le chemin, que l’on appelle Circamurum. Car sa maison estoit auprès de la porte, qui est contre la columne des Amazones. Nous le trouuasmes doncq’ en assés bon sens, & robuste de corps : mais non en telle viuacité d’esprit, que de coustume : & qui totalement avoit affaire de consolation. Ce qui estoit facile à congnoîstre : car il ne se faisoit que tourner çà, & là dedans le lict, iettant gros souspirs auec abundance de larmes, & certain bruict, qu’il faisoit des mains, se les frappant l’une contre l’aultre. Et lors, en le regardant, ie commençay à parler à luy en telz termes. Que signifie cecy, ô Axiochus ? en quel estat t’ay-ie trouué ? Ou sont les parolles magnificques desquelles ie t’ay veu vser iadis ? ou sont les louanges de vertu que tu celebrois tant fort ? ou est la force, & magnanimité de courage que l’on t’attribuoit plus qu’íncredible ? Il semble que tu faces, comme les Souldards craintifs : lesquels soubz la cheminée, ou en bancquettant triumphent de causer, & de se monstrer vaillants : mais quand ce vient au combat, il n’y a rien plus mol ni plus effeminé, que telz babillarts. Ne doibs tu soubdainement te proposer deuant les yeulx la loy commune de Nature : toy, qui es réputé tant grand en sçauoir, & tant obeïssant à raison ? toy (sans alleguer aultre cas) qui es né, & nourry à Athenes, n’as tu iamais entendu ce dict commun : c’est assauoir que la vie humaine n’est qu’vne peregrination, & que les sages la parfont joyeusement, chantans chant de lyesse, quand par nécessité ineuitable, ilz approchent du dernier but d’ycelle ? Certes, les lamentations, & regrets que tu fais, sentent plus tost leur imbecillité féminine, ou vne pusillanimité d’enfants, que la prudence, & constance qui doiuent estre en vng homme de ton aage.

    Axiochvs. Il m’est bien advis, que tu dis vérité, Socrates : mais ie ne sçay comme ce fait cela, que quand on approche pres du peril de la mort, le braue, & magnifique langage, par lequel on donnoit à entendre, que l’on ne la craignait aulcunement, s’en va peu à peu en fumée, & ne nous laisse aulcune asseurance. Ains vne crainte merueilleuse nous surprend tout à coup, & nous vexe l’esprit de plusieurs imaginations, qui nous font ietter telle, ou semblable complaincte. Fault il (disons nous lors) que nous soions priués de ceste lumiere, & de tant de biens de la terre ? Fault il que nous perdions tout sentiment, & l’esprit mesmes ? Fault il, qu’estenduz sur terre vous venions à pourrir en quelque lieu que ce soit, & à estre conuertis en verms, & en pouldre ?

    Socrates. L’ignorance, qui est en toy, ô Axiochus faict, que ta conclusion soit mauluaise, & impertinente. Car auec priuation de sentiment, tu te reserues sentiment. Par laquelle conclusion, tu fais, & dys des choses à toy contraires : n’ayant esgard aulcunement à telle contrariété. Qu’ainsi soit, premierement tu gemis de ce que par la mort tu seras priué de tout sentiment, & puis tu te proposes vne douleur future, pour ce qu’apres ton trespas, tu tomberas en pourriture, & que tu perdras tout plaisir, & resiouyssance de la vie mondaine : comme si par la mort tu passois en vne aultre vie : & que par ycelle mort, tu n’estois reduict en vne telle abolition de sentiment, que tu estois, deuant que tu fusses né. Car comme quand Dracon & Clisthenes gouuernoient iadis la Républicque, tu n’estois en peine de rien (& aussi n’estois-tu encores venu sur terre, pour recepuoir quelcque accident, ou fascherie) semblablement il t’en prendra ainsi apres la mort. Car il est certain, que tu ne seras rien, quant au corps, & par ainsi, il ne pourra aduenir, que tu ays aulcun sentiment de douleur. Pourquoy doncq’ ne recongnois tu ta sottise, pensant en toy, que depuis que la separation du corps, & de l’ame est faicte, & que depuis que l’esprit est retourné en son lieu propre (qui est le ciel) ce corps terrien, qui demeure en terre : sans capacité de raison, n’est plus homme par apres ? Brief : tu dois tousiours auoir deuant les yeulx ceste resolution, que l’Homme consiste de l’ame, & que c’est vng animal immortel enclos dedans vng tabernacle mortel. Duquel tabernacle Nature nous a enuironnés, non sans grands maulx, & fascheries. Et encores les biens que Nature mesmes nous eslargist en ce Monde, sont occults, & de peu de durée, entremeslés tousiours de plusieurs douleurs : mais les maulx, qui nous aduiennent, sont soubdains de longue durée, & pleins de toute tristesse. Sçauoir est, maladies, vlceres des membres les plus sensibles, & aulcuns maulx interieurs. A l’occasion desquelz, l’ame resentant douleur necessairement (car elle est espandue par touts les conduicts du corps), elle vient à désirer l’habitation celeste, & appelle grandement la participation des ioyes, & lyesses de la vie supernelle. Doncques le depart de ce monde, n’est aultre chose pour l’homme, qu’vne permutation, & changement de mal au bien.

    Axiochvs. Si ainsi est, que tu dys, ô Socrates : & si tu estimes que la vie humaine ne soit, que mal : pourquoy perseueres tu en ycelle ; attendu, que tu es vng inquisiteur, & contemplateur des choses mondaines : & pour nous (c’est à dire la multitude du peuple) ne sommes à comparer à toy, quant à l’intelligence de touts les mystères de la Nature ?

    Socrates. Le tesmoignage que tu donnes de moy, n’est pas veritable, ô Axiochus. Et en cela ton opinion est telle que celle des Atheniens : lesquelz pensent, que, veu que ie cherche la raison de plusieurs choses, il ne se peult faire aultrement, que ie n’en aye la notice, & congnoissance. Mais tant s’en fault que ie congnoisse, & entende les choses occultes, que ie vouldrois recepuoir ceste grace de DIEV, de pouuoir seullement congnoistre les vulgaires, & communes. Quant aux poincts, que ie t’ay proposés cy dessus, Prodicus (Philosophe de sapience esmerueillable) me les a declairés aultresfoys. Les vngs pour deux oboles, les aultres pour deux drachmes, & les aultres pour quattre. Car il n’enseigne personne sans argent. Et a tousiours en la bouche ce prouerbe d’Epicharmus : Vne main frotte l’aultre : donne, & prends : voulant entendre par ces termes, que toute peine requiert salaire. Doncques, ainsi que depuis vng peu de temps ledict Prodicus declamoit en la maison de Cassias, filz d’Hipponicus, il ameina tant de raisons sur l’infelicité, & misere de la vie humaine, que ie fus induict de la mettre au renc des choses de nul pris en estime. Et pour te dire la verité, ô Axiochus, des lors ie commençay à desirer la mort.

    Axiochvs. Que disoit doncq’ ce Philosophe ?

    Socrates. Ie te racompteray vouluntiers ce qui m’en vient en la mémoire. Quelle partie de la vie humaine (disoit il) est exempte de calamité ? Ne voit on pas, comme l’enfant pleure, incontinent qu’il est sorty du ventre de la mère : & comme il commence la vie par larmes ? De quelle fascherie n’est il assailli ? Car depuis sa natiuité il entre en telle misere, que tousiours il est affligé, ou de pauureté, ou de froid, ou de chaleur, ou de verges, & de coups. Mesmement deuant qu’il puisse parler, combien de maulx endure il ? lesquelz il desmontre par ses pleurs : & n’a aultre querelle de ses angoisses que le gemissement. Et apres qu’il est paruenu iusque au septième an de son aage, & qu’il a porté toutes les douleurs de son enfance, incontinent il a des gardes, des instructeurs de bonnes mœurs, & des precepteurs pour l’instruire aux lettres. Croissant plus oultre, & venant en l’aage d’adolescence, on luy baille des reformateurs de sa vie, des geometriens, des precepteurs en l’art militaire, & vng nombre infiny de maistres. Cela faict, commençant à auoir barbe, il entre en vne plus grand’ craincte, & trauail d’esprit : car il faut allors qu’il frequente les estudes, & les lieux publicques de tout exercice honneste. Ce qui ne se faict, sans qu’il soit souuent battu, & sans vne infinité de maux. Tant est subiecte la jeunesse de l’Homme aux precepteurs, & instructeurs de vertu : lesquelz communément on eslit des plus graues, des plus seueres, & rigoreux, pour myeux dompter, & submettre au labeur l’impetuosité des ieuues gens. En apres, quand vng ieune homme est hors de ceste captiuité de Maistres, & Precepteurs, il entre encores en plus grand soucy, & sollicitude que deuant. Lors il fault qu’il delibere, quel trein, & quel estat de vie il veult suyure à l’aduenir : si que, les fascheries, qu’il a ia portées, luy semblent vng ieu d’enfance, au pris des labeurs, & trauaulx, qu’il se voit proposés pour le demeurant de sa vie. Car s’il est de grand’ race, il fauldra qu’il face mille entreprinses de guerre : ou, sans fin, il sera en danger de sa personne, recepura plusieurs playes, & sera contrainct de vacquer incessamment au trauail des combats. Et s’il est de basse condition, & estat mechanicque, il ne laisse, pour cela, d’encourir en mille peines, & perturbations, tant du corps, que de l’esprit. Et apres touts ces troubles, nous sommes touts ebahis, que vieillesse nous surprend sans y penser : par la venue de laquelle se rencontre, & s’amasse tout ce qui, selon Nature est infirme, & fragile en noz personnes. De sorte, que si quelqu’ung n’a rendu sa vie bien tost, comme satisfaisant d’une somme empruntée, Nature luy est tousiours à la queue, ny plus ny moyns qu’vng Vsurier, qui demande l’usure de son prest. Aux vngs, elle oste la veüe : aux aultres, le sentiment des oreilles : & souuent touts les deux sentimens ensemble. Et si aulcun tarde vng peu trop à partir de ceste prison corporelle, Nature mesme le debilite, le tourmente de mille douleurs, & luy rend la plus grand’ part de ses membres inutile, & caducque. Si que plusieurs, par la continuation de trop grand’ vieillesse, deuiennent hebetés de l’entendement, & sont deux foys enfants, quant a l’imbecillité de l’esprit. Les Dieux doncq’congnoissants telz accidens (comme ceulx, qui congnoissent parfaictement l’heur ou malheur des choses humaines) ostent incontinent de ce monde leurs myeulx aymés, & fauoritz. Pour te le prouuer sur le champ, ie te veulx bailler l’exemple d’Aguamedes, & Trophonius. Lesquelz, apres auoir esdifié le temple de Pythius Appollo, ilz luy feirent oraison, que son plaisir fust, de leur donner la meilleure chose, qui puisse aduenir à l’Homme. Leur oraison finie, la mort les saisit en s’endormant, & iamais ne se leuarent de là, depuis. Semblable cas aduint aux Prebstres de Iuno Argiua. Car apres que leur mere heut faict sa prière à Iuno, qu’elle les recompensast de ce que d’ung bon zele, & affection (voyant les cheuaulx recreuz) ilz auoyent tiré le chariot, ou elle estoit, en allant faire le sacrifice solennel à la dicte Déesse, la nuict ensuyuant, on les trouua morts au temple. Ce seroit chose par trop longue de reciter les escripts des Poëtes, par lesquelz ilz expriment tant bien les miseres de la vie. Combien toutesfoys que l’on y pourroit prendre plaisir, veu, que par leurs diuins oeuures ilz descripuent si proprement tout ce, qui appartient à la vie de l’Homme : & le descripuent, comme s’ilz l’auoient entendu d’ung Oracle d’Apollo. Mais pour abbreger mon propos, il me suffira d’alleguer seulement les vers d’ung des plus excellents, & des plus dignes de memoire : desquelz vers le sens est tel, que plus grande expression des miseres, & calamités de la vie humaine ne se pourroit bailler. Ce Poëte doncq’ parle ainsi :

    O que les dieux ont donné diuers cours,
    Cours miserable aux Habitants du Monde !
    Car soient leurs iours longs, moyens, ou fort courts,
    Rien que misere en leur vie il n’abonde.

    Ledict Poëte vse derechef de ces termes, taschant d’exprimer de plus en plus la misere de l’Homme :

    Quiconque soit en ce Monde venu
    Ou raisonnable, ou brutal animal,
    Deuant qu’il soit à sa fin paruenu,
    Il est certain, qu’il n’aura rien que mal.

    Que dict ce mesme Poëte de la fortune, & estat d’Amphiaraüs ?

    Extresme amour luy portoit Iuppiter,
    Et Apollo l’aymoit aultant, ou plus.
    Que feirent ilz, pour vers luy s’acquitter
    De cest amour ? Ilz feirent au surplus
    (Et de ce bien l’Homme est souvent forclus)
    Qu’en ces bas lieux briefue fust sa demeure.
    Et par cela (sans doubter) ie conclus,
    Que nul n’a bien, iusques à ce qu’il meure.

    Que te semble il d’vng aultre Poëte qui faict tel
    Commandement à celluy, qui vient sur terre ?

    Pleurer peult bien celluy qui vient à naistre,
    Veu, que tousiours en misere il doibt estre.

    C’est assés allegué d’authorités sur ce propos. Et plus n’en allegueray pour le present, de peur qu’en recitant, & accumulant les opinions d’aultruy, ie fasse ce discours plus long, que ie n’ay proposé. Ie reuiens doncq’ à ma matière. Qui est l’estat ou la manière de vivre, que nous ayons esleué : qui est l’art le myeulx aymé de nous, duquel nous ne nous plaignions à la fin ? qui est la chose la plus aggreable à l’homme, de laquelle il ne se sente fasché, & offensé auec le temps ? Considérons vng peu la fortune des artisans, & de tous ceulx, qui viuent de leur labeur. Est il estat plus misérable ? Ne trauaillent ilz continuellement d’vne nuict à l’aultre pour gaigner ce qui leur est nécessaire pour la vie ? Ne sont ilz pas le plus souuent en pleurs, & larmes, voyants que par leur labeur, & vigilance extreme à grand’ peine peuuent ilz subueuir à leur necessité ? Que dirons nous pareillement des gens de mer : lesquelz sont incessamment en peril : tellement, que (selon l’opinion de Bias) ilz ne doiuent estre nombrés ny entre les morts, ny entre les vifs ? Car c’est vne espèce d’Hommes terrestres : lesquelz sont toutesfoys comme terrestres, & aquatiles, ilz s’addonnent à la mer, & se mettent du tout à la mercy de la fortune. Laissons cela (dira aulcun) & venons à l’agriculture. N’est elle pas plaisante, & pleine de recreation ? Certainement elle est telle. Ce neantmoins, auec le plaisir, qu’elle peult donner, ne la peult on pas comparer à vng vlcere, qui journellement donne occasion de douleur : maintenant par vne plaincte de seccherreisse : tantost par vne plaincte de trop grand’ pluye, tantost pour veoir les bleds gastés : tantost voyans les vignes bruslées, ou frappées, & brisées de la gresle : tantost pour vne chaleur, ou vne froidure suruenant oultre le coustumier de la saison, & contre le cours de Nature ? Que dirons nous au demeurant, quant aux charges, & offices de la Republicque (affin que ie ne m’amuse à parler de plusieurs aultres estats) lesquelz on repute tant honorables ? Ne sont ilz pas pleins de mille sollicitudes, & angoisses ? Quelle ioye y a il, sinon en craincte, & en doubte ? Quel contentement d’esprit y trouue on, sinon ambition, conuoytise, & vne peur extresme d’estre repoulsé au pourchas de quelcque office, & magistrat ? Laquelle honte, & vergoigne aduenant, l’Homme est tant sot, qu’il repute cest accident cent mille foys pire que la mort. A ce propos : doibt on estimer vng Homme heureux, qui vit selon l’opinion du peuple ? Ie suis content que quelcque foys on luy fauorise, qu’on luy face chere plus, qu’aux aultres, & qu’il soit presque vn demy Dieu entre vne commune. Cela dure moyns que, rien : & aduient le plus souuent, que les plus fauorys tost apres sont tourmentés, déchassés, condamnés, & mys à mort. Et lors à bon droict ilz doibuent estre reputés plus que miserables, ayants faict cas de chose si incertaine, & variable. Dy moy, par ta foy, ô Axiochus, qu’est deuenue la faueur, que tu as heue depuis naguerre entre Ie peuple ? qu’est deuenu le crédit, & authorité de Miltiades, de Themistocles, & Ephialtes ? qu’est deuenu l’honneur, & gloire de touts les aultres principaux gouuerneurs de la Republicque ? Quant a moy, on ne me peult iamais mettre en la teste, que ie m’en voulusse mesler. Car il ne me sembloit point honneste de m’empescher du gouuernement d’ung peuple fol, & hors du sens. Te souuient il, comme Theramenes & Calixenus (lesquelz mettoient en la Republicque telz Officiers, que bon leur sembloit) feirent par leur authorité que les Hommes estoient mys à mort sans aulcune sentence ou condemnation ? Et de cela il te doibt bien souuenir : car il n’y auoit que toy & Triptolemus, qui leur resistast : combien qu’il y eust trente mille Hommes assemblés, pour entendre l’equité, ou l’iniquité de ce faict.

    Axiochvs. La chose est tout ainsi que tu le dys, ô Socrates :
    & des ceste heure là ie me taschay de me trouuer aux assemblées du peuple : & prins la Républicque en tel desdaing, qu’il ne me sembloit rien de plus fascheux, & difficile que ce gouuernement, & administration d’ycelle. Ce qui est tout notoire à ceulx, qui aultresfoys ont esté empeschés de telle charge. Et quant à toy, tu en parles comme celluy, qui as contemplé de loing, & à ton ayse, telles meinées : mais quant à nous, qui en auons heu le maniment, & qui auons essaié, que ce peult estre, de combien en pouuons nous parler plus parfaictement, & à la vérité ? Sache, cher amy Socrates, que le peuple n’est aultre chose de sa Nature, sinon vne beste ingrate, difficile, cruelle, enuieuse, insolente, sans temperance. Et ne peult auoir aultres qualités, veu que ce n’est qu’ung amas de testes folles, & d’une tourbe pleine de temerité, & audace. Si que celluy, qui luy adhere, est encore plus miserable.

    Socrates. Or doncq, amy Axiochus : si tu estimes, que l’administration de la Républicque, laquelle on tient grandement vertueuse, & honorable, est le plus abominable art de touts aultres arts, que diras tu des aultres vacations de la vie humaine ? Ne seras tu pas d’opinion, que lon les doibt totalement fuyr ? Mais venons maintenant au poinct principal de nostre propos. I’ay aultresfoys ouy dire à Prodicus, que la mort n’attouchoit en rien ou les viuants ou les trespassés.

    Axiochvs. Comment dys tu cela, Socrates ?

    Socrates. Pource qu’il est certain, que la mort n’est point aux viuants ; & quant aux defuncts, ilz ne sont plus : doncques la mort les attouche encores moyns. Parquoy elle ne peult rien sur toy, car tu n’es pas encores prest à deceder : & quand tu seras decedé, elle n’y pourra rien aussi : attendu que tu ne seras plus rien du tout. Par ainsi c’est vne sotte douleur, de te tourmenter d’une chose, qui n’est, ny qui ne sera iamais en toy. Et en cela tu fais ny plus ny moyns, que si tu craignois le monstre dict Scylla, ou l’aultre dict Centaurus : lesquelz ne peuuent approcher de toy, & n’assisteront iamais a ta mort. Tu as doncq’ à entendre, que lon ne doibt craindre, que les choses, qui peuuent estre : & qu’il ne doibt escheoir aulcune craincte en cela, qui ne peult aduenir.

    Axiochvs. Ton propos est merueilleusement plein de sapience, & doctrine : mais il me semble, qu’il est prins de ce babil, qui court maintenant entre les Philosophes. Et par cela ilz trouuent le moyen de tirer force argent de la ieunesse encores ignorante, & aysée à decepuoir. Quant à moy, pour te dire realement la verité, le regret, que i’ay de perdre le bien, qui est en la fruition de la vie humaine, me rend trop plus triste, que ie ne te sçaurois exprimer : combien amy Socrates, que le propos, que tu m’as tenu maintenant, ne soit point hors de raison, ains vray semblable, & d’apparence fort vrgente. Toutesfoys, apres tout, le son de tes parolles a plus grand’ ostentation de langage, que de sens. Ce qui n’est pas propre pour arrester vng esprit agité, & perturbé de quelcque passion, ou erreur. Et maintiendray tousiours, que ce beau parler, tant bien basty, & poly pourra auoir quelque splendeur d’eloquence : mais pour cela il ne laisse d’estre tousiours loing de vérité, & raison. Les tristesses, les emotions, & perturbations de l’ame ne s’appaisent point par parolles ornées, & fardées. La seule verité des choses, la seule raison euidente peult penetrer iusques au centre de l’esprit passionné, & remedier à son mal.

    Socrates. Tu conclus derechef aussi imprudemment, que tu faisois au commencement, ô Axiochus : car par ton dire tu veulx inférer, qu’apres la priuation des biens mondains, tu ne seras priué du sentiment de touts maulx : & dys cela, comme si allors tu ne debuois estre mort. Bien est vray, que par contrarieté de fortune, celluy, qui est priué de quelcque bien, se trouue greué du mal, qui est opposite à sa felicité perdue. Mais celluy, qui n’est point en estre, & qui par la mort est aboly, il ne peult recepuoir aulcun mal au lieu du bien, duquel il se tient estre priué. Comme doncq’ peulx tu prouuer, qu’il se puisse trouuer douleur en cela, qui ne donne iamais congnoissance, ou sentiment d’aulcune passion ou douleur ? Et si ce n’estoit, que par ignorance, ô Axiochus, tu veulx, qu’auec la mort il y ayt quelcque sentiment conioinct, certes tu ne la craindrois en rien. Mais tu te confonds de toy mesmes, craignant, que tu doibs perdre ton ame : & pour reparation d’ycelle, par vne faulse imagination tu esperes en recouurer vne aultre, apres estre party de ce monde. Ce qui n’est toutesfoys sans contrarieté grande. Car premierement tu es troublé, de ce, que tu cuydes, que par la mort tu demeureras sans aulcun sentiment. Et puis tu imagines, que par vng aultre sens tu sentiras, & auras douleur de ceste priuation, & abolition des sentiments, qui aultre foys auront esté en toy. Laissant toutes ces resueries, & subtilités superflues, ie te veulx informer, & prouuer qu’il y a plusieurs belles raisons, & demonstrations euidentes, par les quelles nous pouvons congnoistre à l’œil l’immortalité de l’ame. Car si elle estoit de nature mortelle, il est tout certain, que l’homme ne se pourroit monstrer si haultain, & magnanime, qu’il faict, en mesprisant les forces des plus grands animaulx du Monde vniuersel en passant, & repassant toutes mers : édifiant villes : ordonnant, & establissant les Republicques : contemplant le Ciel, cognoissant les reuolutions des astres, le cours du Soleil, & de la Lune, leur leuer, leur coucher, leurs Eclipses, leur legereté, leurs distances, les equinocces : & généralement touts les mouuemens, & conuersions de la rotondité celeste. Il ne fault pareillement penser, que si l’esprit des hommes n’estoit plein de diuinité, ilz eussent pu auoir la congnoissance de plusieurs aultres grands choses : & ycelles obseruer, & reduire par escript, pour en informer la posterité : comme est de parler certainement des vents de l’hyuer, & de l’esté : des pluyes, des gresles, des tempestes, de la fouldre : & généralement de tout ce, qui se faict par le cours de Nature tant au Ciel, qu’en la terre. Sois doncq’ seur, ô Axiochus, qu’au partir de ceste vie humaine, tu ne passes point d’une mort en aultre : ains en vne immortalité parfaicte : tu ne passes point en vne abolition de bien, mais en vne plus entiere fruition de toute félicité : par la mort tu n’es point transporté en vne confusion, & infection de voluptés corporelles : mais en voluptés pures, & nettes, desquelles iamais douleur, ou fascherie n’approche. Partant de ceste prison du corps, tu te trouueras soubdain en vng lieu, ou toutes choses sont tranquilles, & recreatifues : ou iamais vieillesse n’abborde. Là tu passeras ta vie en repos, sans aulcune incommodité, paisiblement, ioyeusement, suyuant la pure vérité de Philosophie, sans en faire ostentation deuant le peuple, comme font coustumierement les humains.

    Axiochvs. Depuis que ie t’ay ouy parler, Socrates, tu m’as fort destourné de ma premiere opinion : tellement que ie ne crains plus la mort : mais au contraire, ie l’appette, & desire merueilleusement. Et affin qu’a l’imitation des Rhetoriciens i’enfle mon Language en cest endroict, sache, Socrates, que ie conçoys, & represente en mon esprit cest infiny, & diuin cours des choses, que tu m’as exposées : tant, que ie commence à sortir de l’infirmité, & pusillanimité où i’estois : & me semble, que ie suis devenu quelcque homme nouueau, au pris de ce, que i’estois auparauant.

    Socrates. Si tu veulx avoir encores quelcque raison sur le propos, que ie t’ay dernierement tenu, escoute ce, que m’a aultresfoys dict Gobrias Magus. Ce personnage me comptoit, que quand Xerxes passoit en Grece, son grand père, appellé comme lui, fut enuoyé en lisle de Delos pour la defendre contre Xerxes : en laquelle isle il y auoit deux oracles des Dieux. Disoit en oultre ledict Gobrias, que ce vieillard demeurant là, auoit apprins par la lecture de deux tables d’erain, lesquelles y auoient esté apportées par Opis, & Hecaërgus, comme l’ame, apres estre deliurée de ceste masse corporelle, s’en alloit en vng certain lieu incongneu, par vng chemin, qui estoit soubs terre : auquel lieu estoit le Palais de Pluto, non moyns magnificque, que celluy de Iuppiter. Car estant la terre ainsi proportionnée, & située, qu’elle contient, & occupe le myllieu du monde, il est à presupposer, que sa forme, & circunference est ronde totallement. La moytié de laquelle les Dieux celestes ont reseruée pour eulx : & les Dieux infernaulx, l’aultre moytié. Et entre yceulx Dieux, les vngs sont frères : & les aultres, fìlz des frères. Quant à l’entrée du Royaulme de Pluton, il est enuironné, & muny d’une closture de fer : dont les serrures, & les clefs sont d’une merueilleuse grosseur. Ouuerture faicte à celluy, qui y entre, il trouue incontinent vng Fleuue, que l’on appelle Achéron : & apres cestuy là, il en trouue vng aultre, que l’on nomme Cocytus. Lesquelz apres auoir passés, il est necessaire, qu’il vienne deuant Minos, & Rhadamantus. Ceste place est appellée, le champ de Vérité : & là sont les sièges de ces Iuges infernaulx : lesquelz examinent la vie de touts ceulx, qui descendent en leur manoir : c’est assçauoir, comme ilz ont vescu, & consommé leur aage, habitants au corps humain. Et ne fault presumer, que là on puisse mentir, ou cacher vérité. Ceste inquisition faicte par les Iuges : ceulx, qui auront passé leur vie vertueusement, & sans villennie des vices mondains, demeurent en l’habitation, & manoir des gens de bien. Auquel lieu on ne voit aultre chose qu’une abundance de touts fruicts : fontaines pures, & belles à toute extremité :
    près couuerts d’une diuersité de fleurs increable : assemblées de Philosophes, congregation de Poëtes, & vng grand nombre de Musiciens, & aultres gens, qui ne cherchent que toute occasion de resiouyssance. Oultre tout cela, on n’y voit que bancquets fort sumptueux, & vne affluence de viures esmerueillable. Là on ne sent point de froid : là on n’est poinct fasché par vne chaleur moleste : mais tousiours ya vng air temperé, & vng temps serain, & esclarcy par les rayons du Soleil, trop plus illec reluisants, qu’en tout aultre lieu. Là sont en grand honneur ceulx, qui, durant leur vie, ont heu charge des sacrifices : & là mesmes ilz ont telle administration, qu’ilz ont heu en ce monde. Quel honneur doncq’ t’y sera il faict, veu, que tu as tousiours esté en telle dignité, comme presque compaignon des Dieux ? Le dict des Anciens est, qu’a l’occasion
    de telle dignité, Hercules, & Liber pater eurent l’audace de descendre aux Enfers : & que soubs nulle aultre confiance ilz ne partirent d’EIeusina, pour aller en ces dicts lieux. Voyla la beatitude de ceulx, qui ont bien vescu. Mais ceulx, qui se sont addonnés à vice, & meschanceté, ce pendant, qu’ilz estoient vivants, eulx morts, & partis de ce monde, les Furies les trainnent par Enfer, en vng lieu, que l’on appelle, Erebus, ou Chaos : lequel lieu, est la demeure des meschants, & contempteurs de pieté. Là sont les vaisseaulx des filles de Danaus, qui ne se peuuent iamais remplir : Là est Tantalus, tousiours mourant d’une soif inextinguible : Là est Tytius, auquel vng oyseau deuore incessamment les entrailles : Là est le malheureux Sisyphus, qui, sans fin, monte, & remonte son rocher, ne le pouuant iamais rendre ferme, & solide : Là sont les damnés, & interdicts de tout bien, enuiron lesquelz, iour & nuict, courent, & recourent bestes estranges, les leschant iusques au sang : Là, sans cesse, on espend sur eulx des lampes ardentes : & n’y a peine, ou tourment, dont ilz ne soient affligés, & démembrés d’heure, en heure. Telles sont les choses, que i’ay entendues de Gobrias : desquelles, ô Axiochus, tu pourras iuger, ainsi que bon te semblera. Quant à moy, raison me dict (& veulx viure, & mourir en ceste opinion constamment) que toute ame partant du corps de l’Homme, est immortelle, & totalement exempte de douleur. Et soit, que nous descendions aux enfers, ou que nous montions au Ciel, tu ne peulx faillir d’estre bienheureux, ô Axiochus, attendu, que tu as vescu si vertueusement, & sainctement.

    Axiochvs. I’ay honte, Socrates, de te plus rien replicquer. Et te puis seulement asseurer, que ie ne crains plus la mort, mais que ie suis esprins d’une merueilleuse amour d’ycelle : tant m’a rauy ton premier, & dernier propos. Qui plus est, la vie me fasche, & la mesprise de moy mesmes, comme celluy, qui doibs aller apres mon trespas en vng meilleur domicile. Somme : ie ne cesseray point de penser, iusques à ce, que peu à peu ie me sois reduict en memoire toutes les choses, que tu m’as desduictes, tant sur la misere de nostre vie, que sur l’immortalité de l’ame. Mais ie te prie, amy Socrates, que tu te trouues icy sur le midy.

    Socrates. Ie le feray comme tu l’as dict. Ce pendant ie m’en vois pourmeiner auec ces Philosophes, que i’ay laissés pour te venir visiter.

    Fin.