• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • Au très chrétien et très puissant
    roi François,
    Étienne Dolet,

    Avec mon très humble salut
    et toute l’obéissance que je lui dois.

    Mes ennemis, non contents et repus,
    Ô roi très chrétien qui seul soutiens les opprimés,
    De m’avoir déjà tourmenté durant quinze mois,
    Ont comme la première fois montré les crocs
    Et me font subir de nouveau les mêmes malheurs,
    Sauf si ta bienveillance et ton inestimable bonté
    Ne les empêchent de mener à bien leur fourbe dessein :
    Je veux te le décrire sans rien omettre,
    Afin que tu juges ma cause
    Et voies si je te trompe en quoi que ce soit.
    Ces misérables ennemis de la vertu,
    Crevant de rage d’avoir déployé pour rien
    Tous les efforts imaginables
    (Comment le croire ?) pour tenter
    De me soumettre à une mort odieuse et infâme,
    Plus encore que la première fois ont repris des forces
    Pour me maltraiter comme des lâches qu’ils sont.
    Voici donc, Sire, le moyen
    Subtil qu’ils ont su trouver,
    Les armes et les ruses qu’ils ont déployées
    Pour déguiser leur méchant projet
    Et me faire passer pour un de ces dévoyés,
    Un de ces entêtés, de ces obstinés, de ces hommes maudits
    Qui sèment autour d’eux des livres interdits.
    Pour ce faire, ils font apprêter deux ballots
    De même marque et de taille égale,
    Et les envoient par chariot à Paris.
    Écoute bien ce que je vais te dire, François, roi vertueux :
    Car c’est le point qui te fera comprendre
    L’évidente tromperie source de mon malheur.
    Ces deux caisses ont été remplies de livres,
    Les uns mauvais, les autres dépourvus
    De ces marques que l’on nomme hérétiques,
    Et tout cela a été mené avec force ruse et expérience.
    Et cela pour avoir
    L’occasion de te dire et de te convaincre
    Que c’était moi qui avais rempli
    Ces ballots de marchandises interdites.
    Les livres que j’avais imprimés, donc,
    Étaient dans l’un des ballots (ô la belle trouvaille !),
    L’autre caisse (et c’est ce dont on m’accuse)
    Était remplie de livres de Genève,
    Et tout autour, à chaque coin des paquets,
    Était écrit, de manière à être vu de loin,
    DOLET, en grosses lettres bien lisibles.
    Que dites-vous de cela, prince équitable à tous ?
    Cela me semble un peu lourd, un peu grossier,
    Digne d’un farceur,
    Et non pas de gens qui tâchent de piéger
    Les innocents pour qu’on les brûle ou qu’on les pende.
    Je leur pose la question et leur demande,
    Pour me défendre, pour la défense de mes droits :
    Aurais-je été stupide au point
    D’envoyer ces caisses
    À Paris, cette grande ville,
    Et n’aurais-je rien trouvé de mieux à faire
    Que d’inscrire mon nom dessus
    En grosses lettres ! Enfin !
    Je suis trop malin, et on me tient pour assez malin,
    Pour ne pas mettre mon nom sur un objet qui puisse m’attirer
    Quelque ennui ; et quiconque doté d’une once
    De bon sens ne le ferait pas non plus.
    Et puis il est connu,
    Il est encore dans toutes les mémoires,
    Que je suis sorti de prison récemment.
    Voudrais-je donc commettre quelque méfait ou me rendre
    Tout d’un coup coupable de je ne sais quelle faute ?
    [Voudrais-je risquer
    Encore d’être enfermé,
    Tel un criminel, dans la tour carrée,
    Ou une autre encore mieux barricadée ?
    Un chien échaudé
    Ou battu à coups de bâton,
    S’il a mal agi, il craint de recommencer,
    Il ne veut pas risquer à nouveau les coups ;
    Et en cela, seule la Nature
    Lui enseigne et lui fait
    Comprendre que le mal produit le mal.
    Et moi qui suis un animal doué de raison,
    N’ai-je pas, bien ancrée en moi, la conscience
    D’éviter le mal, pour éviter de souffrir ?
    Aimé-je à ce point dépérir en prison,
    Ce lieu où tout esprit se dévitalise ?
    Aimé-je à ce point tomber entre les mains
    De ces chiens de gardiens inhumains ?
    Aimé-je à ce point, hélas, consumer ma vie
    Comme une bête, esclave de tous les maux ?
    Aimé-je à ce point convoiter un petit rien
    Et mener à la ruine, tel un fou, tout mon bien ?
    Aucun âne ne se laisserait prendre à de tels pièges.
    Examinons à présent ce qu’ils disent, et mon droit.
    Que disent-ils ? C’est DOLET, cela est sûr,
    Qui a envoyé cette marchandise à Paris,
    Car elle contient un grand nombre de ses livres.
    Est-ce là tout ? N’avez-vous rien d’autre
    Pour enjoliver un peu votre méchante cabale ?
    Répondez-moi. Est-ce la première fois que j’ai mis en vente
    Ce genre de livre ?
    Non ! Depuis six ans,
    J’ai exercé au su et au vu de tous le métier de libraire,
    Faisant sortir de mes presses
    Des nouveautés, des textes anciens et d’autrefois,
    Et pour les vendre j’ai suivi la filière
    D’un véritable commerçant, en vendant les volumes au détail,
    Au point que souvent il ne m’en restait qu’un ;
    Chacun se les procurait ainsi :
    Et j’ai tout vendu.
    Ce ne peut être qu’un autre marchand
    Qui veut s’enrichir en faisant ce métier,
    Ou plutôt un homme méchant et mal intentionné
    Qui veut cracher sur moi son venin,
    Qui a pu préparer ces deux ballots
    Pour lesquels on m’accuse sans raison.
    De plus, la lettre qui accompagne
    Le chargement, atteste-t-elle qu’elle est écrite de ma main ?
    Je sais bien que non. Qui donc est la cause de
    Tout cela et me cause ces ennuis ?
    Je n’en sais rien. Je n’ai rien fait de mal.
    La seule chose que je sache, c’est que le malheur se plaît,
    Une fois de plus, à me tourmenter –
    Sans doute se réjouit-il de mes misères.
    Les seigneurs de Paris, fort en colère et courroucés
    Contre moi pour ce chargement,
    Dépêchent sans autre égard une missive,
    Pour me faire jeter en prison sur-le-champ.
    Aussitôt dit, aussitôt fait : je suis arrêté.
    Oh, je vois d’ici le plaisir de mes ennemis !
    Aussi grand, à la vérité, que ma contrariété
    Quand on est venu me mettre les menottes ;
    Je ne m’y attendais nullement,
    Et je les ai accueillis aux cris de « à la bonne vôtre ! »
    Bref, on m’a arrêté et j’ai été écroué,
    Non sans avoir été mis sous bonne garde.
    Je marche de long en large et je fais les cent pas, pensif,
    Gros de douleur tel un cheval poussif,
    Plus amer encore que
    Lorsque j’avais été fait prisonnier la première fois,
    À Paris ou à Lyon,
    Car j’ignorais alors les mille et une
    Astuces qu’on apprend en un rien de temps
    Quand on est derrière les barreaux quelques jours.
    Par nature, je suis avide d’apprendre continûment ;
    Et s’il m’arrive de ne rien apprendre en un lieu, en une place,
    Aussitôt je ne tiens plus en place.
    À dire vrai, cela a été cause
    Que j’ai cherché, très bon Sire,
    Un moyen de m’évader sans plus tarder ;
    Et puis, dans les prisons, il ne fait pas très chaud,
    Et je redoutais de me morfondre assez vite
    Entre ces murs si je ne sortais pas de là.
    Ma décision était donc prise,
    Et, habilement et grâce à d’astucieux boniments,
    J’ai circonvenu tant et si bien le gardien (un brave homme)
    Que l’on s’est mis d’accord, autant vous le dire,
    Qu’un beau matin nous nous rendrions chez moi
    Pour boire de grands verres de muscat
    (C’était la saison), prendre des papiers
    Et encaisser aussi quelques sous
    Que l’on me devait et qu’on voulait donner
    En mains propres à monsieur,
    S’il était chez lui, et à personne d’autre.
    Cela pour la bonne marche
    De mon affaire, et pour mieux attendrir
    Le bon concierge et qu’il fasse ce qu’il fallait.
    Et Dieu sait si je ne me fais pas faute
    D’adresser maintes suppliques
    Au Seigneur et autant de serments pour pouvoir,
    Le moment venu, recevoir les deniers qui me sont dus.
    Chose promise, chose faite le lendemain,
    Et dès le soir le gardien a fait venir en effet
    Quelques sergents qui ont soupé avec nous
    Et se sont trouvés à la prison au matin :
    Pensez comme j’ai dormi cette nuit-là
    Et quel a été mon repos, ma joie !
    L’heure venue, le matin, à la brune,
    Juste au moment du coucher de la lune,
    Nous partons, cheminant deux par deux ;
    Moi, au milieu d’eux,
    Comme une épouse, ou plutôt un époux,
    Jouant le marmiton, le doux agneau,
    Doux comme un chien couché ou un renard
    Qui guette çà et là de côté
    Pour échapper aux mâtins qui le suivent
    Et le poursuivent jusqu’à la mort.
    Nous franchissons le fleuve et arrivons à la porte
    De ma maison, qui se situe
    Au-dessus de la Saône ; et une fois là,
    Nous expliquons aussitôt la situation
    À un comparse, nous lui faisons connaître toute l’affaire,
    Et l’homme, sans coup férir, sans dire mot,
    Ouvre la porte et la ferme soudainement,
    Semblant rempli de colère et de hargne.
    Là-dessus j’avance de quelques pas,
    Et les sergents, qui ne connaissent pas
    Les lieux, me suivent tant bien que mal ;
    Mais les voilà qui se trouvent face à une grande porte
    Qui leur bloque le passage.
    Et voici mes oiseaux dans la cage !
    Je les laisse là quelque temps.
    Et là, Dieu m’est témoin que je prends mes jambes
    [à mon cou
    Pour me sauver : jamais un cerf n’en fait autant
    Quand un chasseur le découvre,
    Jamais un lièvre dans les champs
    Ne bondit plus vite en courant.
    Mais quoi ? Doit-on me blâmer pour cela ?
    Ai-je commis un crime ? Un méchant tour ?
    Un moine – homme de conscience s’il en est –,
    En ferait autant, en pareil cas.
    Les animaux et les oiseaux des champs,
    Quand ils sont pris, n’aspirent qu’à recouvrer
    Leur liberté ; suis-je rien d’autre qu’une bête
    Ou un oiseau qui se brise la tête et les os
    Pour sortir de sa cage ?
    Revenons à mon affaire. Ce qui m’a poussé
    À vouloir échapper à la justice
    N’est pas que je me sente coupable d’un crime ou d’un vice :
    Je n’ai rien fait de ce dont on m’accuse ;
    Simplement je ne sais que trop comme on use
    Devant les tribunaux de mille pièges que je crains et redoute.
    Je sais comment on fait fi du bon droit
    D’un criminel et comment on le traite,
    Du moment que sa mort intéresse quelqu’un,
    Quelqu’un qui ait du crédit, quelqu’un d’assez puissant
    Pour lui causer tort et le détruire,
    Lui ou ses biens. Car s’il ne peut mener sa vie
    Jusqu’au point où il doit la finir,
    Alors il trouve une ruse
    Pour le condamner à la prison à vie,
    Ou du moins à une peine si longue
    Qu’il vaudrait mieux qu’il soit condamné à mort.
    Car la prison est une espèce de mort,
    C’est plus que la mort que de mourir une seconde fois,
    Pour un homme naturellement bon
    Qui doit rester là, inutile,
    Et consumer sa vie en se languissant,
    Livré à un ennui terrible et dévorant.
    Quel regret, quel dépit, quelle rage
    Remplit le cœur d’un homme bon
    Quand il se voit ainsi tourmenté sans raison
    Et accablé de tous les malheurs, lui qui est innocent.
    Moi, je sais ce qu’il en est.
    Et pour cause : on ne m’épargna aucun de ces tourments
    Lorsque je fus entre les mains des geôliers.
    Et l’on m’aurait condamné
    [à payer de plus grandes amendes encore,
    Et de plus grandes peines à purger,
    Si je n’avais pu bénéficier de ta clémence et
    De ton humanité : je t’en remercie,
    Et je supplie humblement l’Éternel
    Qu’il te maintienne longtemps en bonne santé,
    Qu’il fasse de la France un si grand pays
    Que toi seul règnes en ce monde,
    Que tu sois le vrai roi de cette machine ronde,
    Pour les vertus dont tu brilles de mille feux
    Plus que tout autre, surpassant tous les hommes.
    J’ai raconté mon mal ; venons-en à présent au remède.
    Aucun mal n’est plus fort qu’un remède,
    Sauf la mort. Mais quel remède,
    Pour ce forfait que je n’ai pas commis ?
    Le remède, s’il vous plaît de l’entendre,
    Est que vous demandiez expressément
    Au Parlement de Paris qu’il cesse
    Toute poursuite contre moi,
    Et déclariez que vous traitez vous-même
    Ma cause toute entière et interdisez à quiconque
    De se mêler de mon cas.
    Alors, sans détour et sans hausser le ton,
    Je vous dirai ce qu’il en est vraiment,
    Et, j’espère, sans tarder ;
    Car s’il existe au monde un juge équitable,
    Je vous tiens pour tel, et pour tel on vous tient,
    Et pour ce qui me concerne,
    [je suis innocent de ce dont on m’accuse.
    Or un bon juge consent qu’un innocent
    Sorte quitte et blanchi du tribunal,
    Et il ne s’agace ni ne s’irrite contre lui.
    Si cela ne vous agrée pas assez,
    Je propose qu’on reprenne
    Tout ce que j’ai fait, dit-on,
    Contre la foi et que, absous
    De toutes mes fautes jusqu’aujourd’hui,
    On n’intente plus aucun procès contre moi
    Sur ce point, sauf si je commets quelque forfait.
    Pour ce qui est de la foi, on ne m’accuse pas,
    Cette fois-ci, de professer une seule idée
    Erronée ou mauvaise.
    Mais certains apprécient peu
    Que je vende et imprime sans crainte
    Des livres des Saintes Écritures.
    Voilà le mal dont ils souffrent tant,
    Voilà pourquoi ils me veulent autant de mal,
    Voilà pourquoi je leur suis odieux,
    Voilà pourquoi ils ont juré leurs grands dieux
    Que j’en mourrai, si je ne change d’avis.
    N’est-ce pas là une étrange rancune ?
    Et pourtant, je fais tout ce qu’il faut
    Pour être dans les bonnes grâces de chacun,
    Car je n’ai nulle envie de mourir pour le peuple,
    Ni d’encourir d’autre malheur, si je peux.
    Je veux vivre, non comme un pourceau
    Friand de vin et de bons morceaux,
    Mais pour l’honneur de la FRANCE,
    Que je prétends (sauf si on avance le moment de ma fin)
    Célébrer tant et plus, honorer par mes écrits,
    Tant et si bien que l’étranger ne méprisera plus
    Le nom François et encore moins notre langue,
    Dont on dit du mal partout où l’on en parle.
    D’ailleurs, je m’en remettrai à toi,
    Et j’accomplirai ta volonté quelle qu’elle soit ;
    S’il te plaît, quand tu me défendras, de décider
    Que, vu ce qu’on raconte partout sur moi,
    Je ne dois plus imprimer de livres
    Des Écritures, qu’on a le droit de me maltraiter
    S’il en sort un de mes presses
    Et que si j’en vends, j’encours
    Une mort terrible, gibet ou bûcher,
    Je me plierai à ta volonté bien volontiers.
    Mais assez dit : j’ai deux fois trop parlé.
    Je reviens à ma requête.
    Puisses-tu, doux Prince,
    Prince divin, toi le défenseur des lettres,
    Puisses-tu m’absoudre par ta volonté,
    Et tu verras alors que sous peu
    Je ferai de Lyon ma résidence
    Pour pratiquer l’éloquence encore mieux qu’avant,
    En latin autant qu’en français – je préfère le français
    Et veux l’élever au plus haut point
    Par mes travaux, comme traducteur
    Ou en composant une œuvre qui soit mienne.
    Permettras-tu que cette volonté
    Ait l’effet escompté ?
    Permettras-tu que ce cœur honnête
    Reçoive le fruit d’une si haute requête ?
    Permettras-tu que ce louable désir
    Parvienne à ses fins après tant d’effort ?
    Permettras-tu que des méchants,
    À force de vice et de lâcheté,
    Font que des gens de bien et de savoir
    Reçoivent, non des honneurs,
    Mais des malheurs infinis et des outrages immenses ?
    Ne t’endors pas encore,
    Roi à nul autre pareil, père des vertueux :
    Entends-tu, oui, entends-tu quels méchants discours
    Ces ennemis de la vertu profèrent à ton encontre,
    Quand ils chassent les savants de ton royaume
    Ou tout au moins prétendent les chasser ?
    Oui, grand roi, ces misérables entendent
    Détruire sous tes propres yeux,
    De ton vivant, la bienheureuse espèce
    Des hommes de vertu, des lettrés et des lettres
    Qui sous ton règne a trouvé place en France,
    À moins que ta sagesse ne remédie à cela :
    Tu le vois bien – je n’ai pas besoin de te le dire.
    Une dernière chose seulement pour finir :
    Je déclare solennellement que, comme je te le propose,
    Je mènerai une vie sans forfait,
    Vertueux, droit,
    Passant ma vie à accroître
    Le bien public, à orner
    Notre langue qui en a besoin :
    Que ta majesté sacrée veuille
    De son bon cœur me délivrer de la peine où je suis,
    Et m’accorder le retour auquel j’aspire ;
    Car je n’aspire à vivre ailleurs qu’en France,
    C’est elle que je souhaite pour ma dernière demeure.

    Au roi en personne

    Le pouvoir d’un prince est terrible,
    Grand, infini, presque incroyable :
    Mais, tout invincible qu’il soit,
    Seule la clémence et l’humanité font d’un roi
    Un être digne d’éloge,
    Égal à Dieu, merveilleux.
    Aussi, fais en sorte que ta clémence
    Révèle à mes yeux ton caractère divin ;
    Fais en sorte que tes hautes vertus
    Me guérissent de mon angoisse extrême.

    Au Treschrestien, et Trespvissant Roy Françoys,
    Etienne Dolet,

    Treshumble Salut
    & obeissance deüe.

    Mes ennemys non contents, & saoullés
    (Roy treschrestien, seul support des foullés),
    De m’auoir ia tourmenté quinze moys,
    Se sont remys à leurs premiers abboys,
    Pour me remettre en ma peine premiere,
    Si ta doulceur & bonté singuliere
    Ne rompt le coup de leur caulte entreprise,
    Que ie te veulx declairer sans fainctise :
    Affin que Iuge en ma cause tu sois,
    Et puisses veoir, si en rien te deçois.
    Ces malheureux ennemys de Vertu,
    Creuants de dueil, qu’ayt esté rabbatu
    Leur grand effort, par lequel ilz cuydoient
    (Comment cuyder ?) mais par lequel tendoient
    Me mettre à mort oultrageuse, & villaine,
    Myeulx, que deuant, ont reprins leur halaine
    Pour m’opprimer à la fin laschement.
    Cela conclud (Syre) voicy comment
    Ilz ont bien sceu trouuer moyens subtilz,
    Et mettre aux champs instruments, & oultilz,
    Pour donner vmbre à leur faict cauteleux,
    Et m’enroller au renc des scandaleux,
    Des pertinax, obstinés & mauldicts,
    Qui vont semant des Liures interdicts.
    Suyuant ce but, ilz font dresser deux balles
    De mesme marque, & en grandeur esgalles :
    Et les enuoyent à Paris par charroy.
    Prends garde icy, François, vertueux Roy :
    Car cest le poinct, qui te faira entendre
    Trop clairement l’abuz de mon esclandre.
    Ces deulx fardeaulx fusrent remplis de Liures :
    Les vngs mauluais, & les autres deliures
    De ce blazon, que lon nomme heretique,
    Le tout conduict par grand’ruze & praticque.
    Et ce fut faict, affìn de mieulx trouuer
    L’occasion de te dire, & prouuer,
    Que c’estoit moy, qui les balles susdictes
    Auois remply de choses interdictes.
    Les liures doncq’ de mon impression
    Estoient dans l’une (ô bonne inuention !),
    Et I’aultre balle (& cest dont on me greue)
    Remplie estoit des liures de Genesue :
    Et à l’entour, ou bien à chasque coing,
    Estoit escript, pour le veoir de plus loing,
    Dolet, en lettre assez grosse & lysable.
    Qu’en dictes vous, Prince à touts équitable ?
    Cela me semble vng peu lourd, & grossier :
    Et fusse bien vng tour de Pastissier,
    Non pas de gens qui taschent de surprendre
    Les Innocents, pour les brusler, ou pendre.
    Ie leur demande icy, en demandant,
    Pour me defendre, en mon droict defendant :
    Eusse ay-ie bien esté si estourdy,
    Si les fardeaulx, qu’orendroit ie te dy,
    Ieusse enuoyés à Paris ce grand lieu,
    Que n’eusse sceu trop myeulx iouer mon ieu,
    Que de marcquer au dessus mon surnom
    En grosse lettre ? A mon aduis, que non.
    Trop fin ie suys, & trop fin on me tient,
    Pour mon nom mettre en cela, qui contient
    Quelque reproche. Et pas ne le feroit,
    Qui de cerueau vne bonne once auroit.
    Et d’aduentage : il est assez notoire,
    Comme d’vng cas de recente memoire,
    Que ie ne fais que de prison saillir.
    Vouldrois-ie doncq’ ou mesprendre, ou faillir
    Si tres soubdain ? Vouldrois-ie retourner
    A faire cas, qui me feist enfourner
    (Pour mon meffaict) dedans la Tour quarrée,
    Ou en vne aultre encores myeulx barrée ?
    Si vng Leurier a esté eschauldé,
    Ou à grands coups de baston pelaudé,
    En faisant mal, il crainct bien de meffaire,
    Pour ne tomber apres en telle affaire.
    Et en cela n’y a rien que Nature,
    Qui le corrige, & luy face ouuerture,
    De ressentir, que du mal vient le mal.
    Et moy qui suys raisonnable Animal,
    N’ay-ie pas bien en moy la congnoissance
    D’euiter mal, pour n’entrer en souffrance ?
    Aymé-ie tant des prisons la langueur,
    Où nul esprict ne demeure en vigueur ?
    Aymé-ie tant tomber entre les mains
    De ces mastins Concierges inhumains ?
    Aymé-ie tant (helas) vser ma vie
    Comme vne beste à touts maulx asseruie ?
    Aymé-ie tant à l’appetit d’ung rien
    Si follement ruiner tout mon bien ?
    Ce sont abuz, où vng Asne mordroit.
    Or debattons leur indice, & mon droict.
    Que disent ilz ? C’est Dolet pour certain,
    Qui a transmis à Paris ce butin,
    Car il y a de ses liures grand nombre.
    Est ce là tout ? N’auez vous point d’aultre vmbre,
    Pour colorer vostre maligne entente ?
    Respondez moy. N’ay-ie oncques mys en vente
    Des liures telz, qu’a ce coup seulement ?
    Cela est faulx. Car i’ay publicquement
    Depuis six ans faict trein de Librairie,
    Mettant dehors de mon Imprimerie
    Liures nouueaulx, Liures vieilz, & antiques,
    Et pour les vendre, ay suiuy les trafficques
    D’vn vray marchand, en vendant à chascun :
    Tant que souuent ne m’en demeuroit vng.
    Faisant cela, chascun s’en est fourny :
    Et moy i’en suys demeuré desgarny.
    Qui garde doncq, que quelcque aultre marchant,
    Faisant ce trein, & son profict cherchant :
    Ou bien plus tost quelque Enuyeux malin,
    Voulant sur moy desgorger son venin,
    N’ayt peu dresser ces deulx balles icy,
    Dont, sans raison on me mect en soucy ?
    Et, qui plus est, la lettre de voicture
    Faict elle foy, que c’est mon escripture ?
    Ie sçay que non. Qui est doncques la cause,
    Qui cest esclandre, & ce trouble me cause ?
    Ie n’en sçay point, & point n’en ay-commise.
    Sinon que c’est malheur, qui à sa guise
    Me va vexant, & m’a ià vexé tant,
    Que de mes maulx deburoit estre content.
    Pour ces fardeaulx, les Seigneurs de Paris
    Fort courroucés contre moy, & marrys,
    Sans aultre esgard, despeschent vne lettre,
    Pour en prison soubdain me faire mettre.
    Ce qui fut faict : & en prison fus mys.
    O quel plaisir eusrent mes ennemys !
    Aultant pour vray, que i’eus de desplaisir,
    Quand on me vint au corps ainsi saisir :
    Car à cela allors point ne pensoys,
    Et de crier : Le Roy boyt ! m’aduançoys.
    Brief : ie fus prins & en prison serré :
    Non toutesfoys aultrement resserré.
    Ie voys, ie viens ça & là tout pensif,
    Ronflant de dueil, comme vng Cheval poulsif :
    Et me despite en moy mesme trop plus,
    Que quand ie fus à l’aultre foys reclus
    Tant aux prisons de Paris, qu’à Lyon,
    Car i’ignoroys allors vng million
    De bien bons tours, qu’on apprend en peu d’heure,
    Si aux prisons quelcque temps on demeure.
    Mon naturel est d’apprendre tousiours :
    Mais si ce vient, que ie passe aulcuns iours,
    Sans rien apprendre en quelcque lieu, ou place,
    Incontinent il fault que ie desplace.
    Cela fut cause (à la vérité dire)
    Que ie cherchay (tresdebonnaire Syre)
    Quelcque moyen de tost gaigner le hault.
    Puis aulx prisons ne faisoit pas trop chault :
    Et me morfondre en ce lieu ie craignois
    En peu de temps, si le hault ne gaignois.
    De le gaigner prins resolution,
    Et auec art & bonne fiction
    Ie preschay tant le Concierge (bon homme)
    Qu’il fut conclud (pour le vous dire en somme)
    Qu’vng beau matin irions en ma maison,
    Pour du muscat (qui estoit en saison)
    Boyre à plein fonds : & prendre aulcuns papiers,
    Et recepuoir aussi quelcques deniers,
    Qu’on me debuoit : mais que rendre on vouloit
    Entre les mains de Monsieur, s’il alloit
    A la maison : & non point aultrement.
    Ce qu’on faisoit pour agensissement.
    De mon emprinse : & pour myeulx esmouuoir
    Le bon Concierge à faire son debuoir.
    Et sur cela Diev sçait si ie me fains
    De requerir auec serments maincts
    Ledict Seigneur, à ce, qu’il ne retarde,
    Que puisse auoir les deniers, qu’on me garde.
    Cela promis, le lendemain fut faict :
    Et des le soir feist venir (en effect)
    Quelcques Sergents, qui auec nous soupparent,
    Et le matin aux prisons se trouuarent.
    Pensez, comment ie dormis ceste nuict,
    Et quel repos i’auois, ou quel deduict !
    L’heure venue au matin sur la brune,
    Tout droictement au coucher de la lune :
    Nous nous partons, cheminants deux à deux :
    Et quant à moy, i’estois au milieu d’eulx,
    Comme vne espouse, ou bien comme vng espoux,
    Contrefaisant le marmiteux, le doulx,
    Doulx comme vng Chien couchant, ou vng Regnard,
    Qui iecte l’oeil ça, & là à lescart,
    Pour se sauluer des Mastins qui le suyuent,
    Et, pour le rendre à la mort le poursuyuent.
    Nous passons l’eaue, & venons à la porte
    De ma maison : laquelle se rapporte
    Dessus la Saosne. Et là venuz que fusmes,
    Incontinent vng truchement nous eusmes
    Instruict de tout, & faict au badinage :
    Lequel sans feu, sans tenir grand langage
    Ouure la porte, & la ferme soubdain,
    Comme remply de courroux, & desdaing.
    Lors sur cela i’aduance vng peu le pas :
    Et les Sergents, qui ne congnoissoient pas
    L’estre du lieu, suyuent le myeulx, qu’ilz peuuent :
    Mais en allant, vne grand’porte ilz treuuent
    Deuant le nez, qui leur clost le passage.
    Ainsy laissay mes Rossignolz en cage,
    Pour les tenir vng peu de temps en mue.
    Et lors Dieu sçait, si les piedz ie remue
    Pour me sauluer. Oncques Cerf n’y feit œuure,
    Quand il aduient, qu’vng Lymier le descœuure.
    Ny oncques Lieure en campagne elancé
    N’a myeulx ses pieds à la course auancé.
    Mais quoy ? doibt on pour ce me donner blasme ?
    Ay-ie forfaict ? ay-ie faict tour infame ?
    Vng Cordelier (homme de conscience)
    Le feroit bien, s’il auoit la science.
    Les animaulx, & les oyseaulx des champs,
    Quand ilz sont prins, ne sont rien recherchants,
    Que liberté. Suys-ie aultre, qu’vne beste,
    Ou vng oyseau, qui se rompt corps, & teste,
    Pour se trouuer hors de captifuité ?
    Venons au poinct. Ce, qui m’a incité
    De me tirer hors des mains de Iustice,
    N’est point, que sente en moy forfaict, ou vice.
    Ie n’ay rien faict, quant à ce, qu’on m’accuse.
    Mais ie sçay trop, comme en Iustice on vse
    De mille tours, que ie crains, & redoubte.
    Ie sçay, comment le bon droit on reboutte
    D’vng criminel : & comment on le traicte,
    Si (tant soit peu) quelqu’vng sa mort affecte,
    Qui ayt credit, & pouuoir suffisant
    Pour le fascher, & l’aller destruisant
    En biens, ou corps. Car s’il ne peult venir
    Iusques à là, qu’il luy face finir
    La vie : allors il trouue la cautelle
    De luy causer prison perpetuelle :
    Ou pour le moyns de si longue durée,
    Que myeulx vauldroit, que sa mort eust iurée.
    Car la prison est espece de mort :
    Ains plus que mort, quand il vient au remort
    A vng esprit de naturel gentille,
    Qu’il fault, que là il demeure inutille,
    Et qu’en langueur il passe ainsi sa vie,
    A l’appetit d’vne meschante enuye.
    O quel regret, quel despit, quelle rage
    Il vient au cueur d’ung gentil personnage,
    Quand il se voit sans cause ainsi vexé,
    Et de tous maulx sans forfaict oppressé !
    Quant est de moy, ie sçay, que vault cela.
    Sçauoir le doibs : on ne le me cela,
    Lors, que i’estois entre les mains des hommes.
    Et sur mon doz on eust mys plus grands sommes,
    Et plus lourds faix de toute aduersité,
    Si la clemence, & grande humanité
    N’y eust pourueu. Dont ie te remercye :
    Et l’Eternel humblement ie supplie,
    Qu’il te maintienne en santé longuement,
    Et accroyssant la France tellement,
    Qu’aultre, que toy n’y ayt Roy en ce monde,
    Comme vray Roy de la machine ronde,
    Pour les vertuz, qui en toy estincellent
    Trop plus, qu’en aultre, & qui sur touts excellent.
    I’ay dict mon grief : venir fault au remede.
    Il n’est nul mal, qui le remede excede,
    Sinon la mort. Or quel remede doncq’
    A ce forfaict, que ie ne commis oncq ?
    Le remede est (s’il vous plaist y entendre)
    Que vous faciez expressement defendre
    Au Parlement de Paris, qu’il desiste
    De me poursuyure, & contre moy n’insiste :
    En declairant, que retenez à vous
    Toute ma cause : & qu’inhibez à touts
    La congnoissance (entres aultres) de mon cas.
    Lors sans babil, & sans grand altercas
    Ie vous diray la verité du faict :
    Et i’ay espoir, que ce sera tost faict.
    Car si au monde il est vng iuste Iuge :
    Ie vous tiens tel, & pour tel on vous iuge :
    Et quant à moy, du faict suys innocent.
    Or vng bon Iuge à l’innocent consent,
    Que de iustice il sorte nect, & quicte,
    Et contre luy ne s’altere ou irrite.
    Si ce moyen assez bon ne vous semble,
    Ie suys d’aduis, qu’en vng bloc on assemble
    Tout ce, qu’on dict, que i’ay faict & commys
    Touchant la foy : & que, le tout remys,
    Et aboly iusque à heure presente,
    Par cy apres contre moy on n’intente
    Chose, qui soit : sinon que de rechef.
    Touchant cela feisse quelcque meschef.
    Quant à la foy, on ne m’accuse point
    Pour ceste foys, que ie tienne vng seul poinct
    D’opinion erronée, ou mauluaise.
    Mais quelcques gens ne sont point à leur aise,
    De ce, que vends & imprime sans craincte
    Liures plusieurs de l’escripture Saincte.
    Voyla le mal, dont si fort ilz se deulent :
    Voyla, pourquoy vng si grand mal me veulent :
    Voyla, pourquoy ie leur suys odieux :
    Voyla, pourquoy ont iuré leurs grands dieux,
    Que i’en mourray, si de propos ne change.
    N’est ce pas là vne rancune estrange ?
    Et toutesfoys rien n’est, que ie ne face,
    Pour d’ung chascun auoir la bonne grace.
    Car ie ne veulx pour le peuple mourir,
    Ny aultre mal (si ie puis) encourir.
    Viure ie veulx, non point comme vng pourceau,
    Subiect au vin, & au friand mourceau :
    Viure je veulx pour l’honneur de la France,
    Que ie pretends (si ma mort on n’auance)
    Tant celebrer, tant orner par escripts,
    Que l’Estrangier n’aura plus à mespris
    Le nom Françoys : & bien moins nostre langue,
    Laquelle on tient pauure en toute harengue.
    Quant au surplus, ie m’en deporteray
    Et ton vouloir en tout ie parferay :
    Car s’il te plaist me defendre tout court,
    Que veu le bruict, qui par tout de moy court,
    Ie n’aye plus à Liures imprimer
    De l’Escripture : on me puisse opprimer,
    Si de ma vie il en sort vng de moy.
    Et si i’en vends, tomber puisse en esmoy
    De mort villaine ou de flamme, ou de corde,
    Et de bon cueur à cela ie m’accorde.
    C’est asses dict : ie suis trop long du tiers.
    Ie reuiens doncq’ à cela que ie quiers.
    Fais (ie te pry) Prince plein de doulceur,
    Prince diuin, des Lettrés defenseur,
    Fais, que ie soys par ton vouloir absouls :
    Et tu voirras, si bien tost me resouls
    Dedans Lyon faire ma residence,
    Pour myeulx poulser, que deuant, l’Eloquence,
    Tant en Latin qu’en Françoys : que mieulx i’aime :
    Et que ie veulx mettre en degré extreme
    Par mes labeurs : soit, comme traducteur,
    Ou comme d’œuure (à moy propre) inuenteur.
    Permettras tu que ceste voulunté
    Ne sorte effect par moy ia attenté ?
    Permettras tu, que ce courage honneste
    Ne face vng fruict de si grande requeste ?
    Permettras tu, que ce desir louable
    Ne mette à fin son effort proffittable ?
    Permettras tu, que par gens vicieux,
    Par leur effort lasche, & pernicieux,
    Les gens de bien, & les gens de sçauoir,
    Au lieu d’honneur, viennent à recepuoir
    Maulx infiniz, & oultrages enormes ?
    Il n’est pas temps, ores, que tu t’endormes,
    Roy nompareil, des vertueux le pere.
    Entends tu point au vray, quel vitupere
    Ces ennemys de vertu te pourchassent,
    Quand les sçauantz de ton Royaulme ilz chassent,
    Ou les chasser à tout le moins pretendent ?
    Certes (grand Roy) ces malheureux entendent
    D’anihiler deuant ta propre face,
    Et toy viuant, la bienheureuse race
    Des vertueux, des lettres, & lettrés,
    Qui soubs ton Regne en France sont entrés :
    Si ta prudence à ce ne remedie.
    Tu le voys bien : point ne fault que le dye.
    Mais seulement, pour ma derniere clause
    Ie te priray, que comme ie propose
    Par cy apres viure sans forfaicture,
    Mais en vertu, & en toute droicture,
    Passant mes ans en l’augmentation
    Du bien public, & décoration
    De nostre Langue, encores mal ornée :
    D’aussi bon cueur ta Maiesté sacrée
    Me vueille oster de la peine, ou ie suys,
    Et m’octroyer le retour, que poursuis :
    Car viure ailleurs, qu’en France, ie n’espere,
    Et la requiers pour mon dernier repaire.
    Fin.

    Au Roy mesmes

    Le pouuoir d’ung Prince est terrible,
    Grand, infiny, presque increable :
    Mais combien qu’il soit inuincible,
    II ne rend vng Roy tant louable,
    Tant diuin, tant esmerueillable,
    Que clemence, & humanité.
    Or fais doncq, que diuinité
    Par clemence en toy ie congnoisse :
    Fais, que ta haulte deité
    Gueirisse mon extreme angoisse.