• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • Préface

    Firoz Ladak, directeur général
    des Fondations Edmond de RothschildFondations Edmond de Rothschild

     

     

     

     

     

     

    Votre première collaboration avec les Éditions Artulis portait sur Les Cahiers de l’île du Diable du capitaine Dreyfus. Pourquoi soutenir aujourd’hui cet ouvrage sur Étienne Dolet, qui semble bien éloigné de l’affaire Dreyfus ?

    Si plusieurs siècles séparent effectivement Dolet et Dreyfus, je pense que l’un et l’autre sont plus contemporains qu’on veut bien le croire, notamment par les problématiques soulevées sur la société qui était la leur et est maintenant la nôtre.

    Je crois, tout d’abord, que les deux hommes sont effectivement réunis dans un même combat contre l’injustice. Je dis combat car, ni Dolet, ni Dreyfus ne sauraient être réduits à la figure du martyr : ils refusent le sort qu’on leur réserve, et se battent pour leur innocence, leur dignité.

    Ensuite, j’ai découvert au cours de mes lectures qu’il existait autrefois à Paris, place Maubert, une statue représentant Étienne Dolet, les poings liés, une imprimerie brisée à ses pieds. C’est d’ailleurs cette statue que l’on retrouve décrite dans le Nadja d’André Breton. Toujours est-il que cette statue est devenue, au fil des ans, un lieu de rassemblement pour les anti-cléricaux et, dès 1894, des dreyfusards : transformée en symbole de contestation et de libre-pensée, la statue fut déboulonnée et fondue par l’occupant nazi en 1942. Je trouve que cette anecdote est lourde de sens : Dolet est, en quelque sorte, brûlé une seconde fois au nom de l’ignorance et des préjugés.

    Au fond, les nazis – qui détruisent la statue – et l’Inquisition – qui envoie l’homme au bûcher – constituent deux incarnations d’une même barbarie, et me rappellent cette phrase puissante d’Heinrich Heine : « Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes. »

    Dans les deux cas, les autodafés ont été les prémices d’une négation de l’humanisme.


    Voulez-vous dire que c’est autour de la défense de la notion d’humanisme que s’articule votre soutien à ces différentes publications ? Est-ce là votre conception du rôle d’un mécène ?

    Je pense, en effet, que la philanthropie telle que nous la pratiquons doit beaucoup à l’idée d’humanisme. Comme nous l’entendons, cet humanisme correspond au droit de chaque individu à faire valoir sa dignité. Celle-ci passe à la fois par la reconnaissance chez l’Homme de sa complexité, et par une exigence du savoir. À la croisée de ces deux préoccupations, l’humanisme de Dolet, Érasme et Montaigne, représente les premières Lumières de ce millénaire, celles qui ont utilisé les innovations techniques, politiques et intellectuelles pour ouvrir la voie à une haute conception de la liberté humaine. Les grands mécènes de l’époque, de certains rois de France à la famille Médicis, ont contribué à l’émergence de cet humanisme.

    Dans le cas d’Étienne Dolet, on ne peut pas aborder la question du mécénat sans citer le rôle de François Ier. On parle beaucoup, y compris dans ce livre, du « lâchage » – comme on dirait aujourd’hui – de Dolet par le grand « protecteur des arts et des lettres » qu’a été François Ier. Après l’avoir soutenu et défendu à plusieurs reprises, il décide en fin de compte de s’abstenir : en ne signant pas de grâce royale, il cautionne en quelque sorte sa mise à mort.

    S’il a incontestablement eu un rôle déterminant dans la construction de l’humanisme français et européen, François Ier fut, avant d’être un mécène, un homme d’État. Je veux dire par là que sa passion pour les arts a toujours dû composer avec des contraintes politiques. Même si elles ne sont pas de la même gravité, de telles considérations peuvent s’imposer aux philanthropes d’aujourd’hui.


    D’un côté, la philanthropie familiale et privée se distingue du mécénat public comme du mécénat d’entreprise en ce qu’elle est gage d’indépendance. Ce recul par rapport à des enjeux directement économiques et politiques est un grand privilège. Il nous permet plus librement de nous concentrer sur l’accompagnement d’hommes et de femmes qui cultivent le lien social, les arts et la connaissance, et font éclore une expression moderne, réactualisée, de l’humanisme né de la Renaissance.

    D’un autre côté, je suis bien conscient que la liberté dont nous jouissons est en même temps une lourde responsabilité. Ainsi, nous nous devons d’être vigilants quant aux conséquences de notre action : je crois qu’on ne peut se dire philanthrope responsable que lorsqu’on se soucie véritablement de l’impact de son engagement et de ses décisions. Notre liberté doit composer avec celle des autres acteurs de la société, notamment vis-à-vis des politiques publiques. Cela est vrai en France, mais aussi dans les pays où le rôle de l’État est moindre.


    Précisément, le réseau de fondations que vous dirigez est international ; il est donc confronté à une grande variété de contextes politiques et culturels et, en particulier, aux modèles anglo-saxons. À ce titre, quel regard portez-vous sur une valeur souvent associée au nom de Dolet : la laïcité ?

    Lorsque l’on traite du lien social, il est impératif de situer son action dans un contexte historique, économique et social particulier. Le terme de laïcité est utilisé de nombreuses manières, et certaines me semblent particulièrement galvaudées. En regardant la façon dont l’appartenance religieuse et culturelle s’est imposée et se voit contestée dans le débat public ces dernières années, il me semble que l’idée de laïcité a pu être instrumentalisée par des discours prônant le renfermement sur soi. Je suis convaincu que ce retranchement identitaire est mortifère : la reconnaissance des identités multiples ne constitue pas seulement la richesse d’une société ; elle est également une condition de sa survie.

    La laïcité de 1905, qui instituait la séparation des Églises et de l’État, était une nécessité historique ; prenons garde à ce qu’elle ne devienne pas un dogme à son tour. Préserver la laïcité, préserver ce qu’elle a de pertinent pour le monde d’aujourd’hui, c’est selon moi la questionner, l’interroger, afin qu’elle demeure un synonyme d’identité construite et non imposée.


    Cela nous ramène en fin de compte à Étienne Dolet : je crois qu’une partie de son héritage consiste à démontrer qu’un humanisme authentique doit se défier de tous les dogmes. Dolet est un hérétique, il incarne la possibilité d’un choix. En donnant une tribune à une pluralité d’opinions et d’interprétations, à la fois savantes et humaines, l’ouvrage que nous propose Pierrette Turlais met en lumière un personnage exceptionnel, amoureux de littérature, de connaissance et de liberté : c’est un « livre sur les livres », autrement dit l’un des plus beaux hommages que l’on pouvait rendre à Dolet.