• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • Une parole en état de siège

    Jean-Marc Chatelain,
    BnF, Réserve des livres rares

    Que reste-t-il de l’enfer, dans le Second Enfer d’Étienne Dolet, que la pure enveloppe d’un mot ? On y chercherait en vain tout le grand train d’images que son titre promet. Ici, nul paysage des étendues souterraines : on ne traverse pas de sombres forêts, on ne longe ni cavernes ténébreuses ni gouffres béants, jamais on n’aborde les eaux noires du Styx ou du Cocyte. Au royaume des ombres, pas l’ombre d’un des plus fameux habitants des lieux, chien Cerbère ou Hydre de Lerne, ni aucune des inquiétantes puissances d’en bas, ni aucun de leurs impitoyables ministres que sont les juges Minos, Éaque et Rhadamante. Pas davantage on n’assiste au spectacle des châtiments infligés dans le Tartare et l’Érèbe, qui ne se laissent ni voir, ni seulement entendre par les cris et les gémissements qu’ils arracheraient aux âmes qui les subissent. Voici donc, à la vérité, un étrange enfer que cet enfer limpide, sans feux ni lieux : Dolet y plaide une cause, sa cause, et tout son discours est requis par la seule clarté que réclame l’exposé d’une plaidoirie. Les huit épîtres en vers qui forment le corps du recueil clament avec insistance l’injustice dont l’auteur s’estime victime et contre laquelle il veut « faire entendre son droict » : on l’accuse d’avoir fait entrer dans Paris des livres venus de Genève, « pleins de sens heretique, / Et reprouvés par edict authentique », mais tout cela n’est qu’un tissu de mensonges qui va à l’encontre du vrai comme du simplement probable, les preuves sont d’ailleurs inexistantes, l’enquête a été bâclée, c’est un coup monté de toute pièce par des gens pervers qu’anime l’esprit du mal et qui ne pensent qu’à nuire ; devant la malignité des hommes et tous les « abus » dont ils sont capables, il ne reste au plaidant d’autre recours que de demander au roi qu’il « retienne » son cas, c’est-à-dire qu’il en dessaisisse le Parlement de Paris pour se faire lui-même, directement, juge de l’affaire.

    Aussi sommes-nous très loin de tous les « Enfers » qu’a consacrés la tradition littéraire occidentale, loin de Virgile, loin de Dante, loin même de Clément Marot, dont pourtant le propre Enfer, composé peu après 1526, au lendemain d’un séjour dans les prisons du Châtelet de Paris pour avoir mangé du lard en carême, sert ici de clé pour comprendre le choix d’un titre que rien ne justifie sinon. Car après toutes les recherches que la critique savante a pu mener, il apparaît qu’il n’y a pas plus de Premier Enfer dans l’œuvre de Dolet qu’il n’y a de véritable représentation infernale dans le texte du Second Enfer. Il n’est certes pas entièrement exclu que Dolet ait eu le projet de faire également paraître un « premier Enfer » où il serait revenu sur l’emprisonnement qu’il avait subi et les démêlés qu’il avait déjà connus avec la justice ecclésiastique en 1542, avant d’obtenir en juin 1543 des lettres de rémission accordées par François Ier ; mais hormis peut-être les deux dizains composés « durant sa captifvité aux prisons de Lyon », publiés en 1542 à la suite de son édition de L’Internelle Consolation (une traduction partielle de l’Imitation de Jésus-Christ), rien n’a vu le jour. En cette absence, la primauté que fait entendre par contraste le mot de « second » dans le titre de Second Enfer appartient tout entière à Marot, dont la première édition française de L’Enfer, publiée trois ans après une préalable parution chez un libraire d’Anvers, avait été préparée et imprimée à Lyon par Dolet en 1542.

    Il est notable que celui-ci ait décidé de publier une nouvelle fois cet Enfer de son ami Marot – en dépit des orages que leur amitié avait traversés – en 1544 : c’était l’année même où il faisait paraître son propre texte, dans le moment où, depuis le début du mois de janvier, il était devenu un homme en fuite, prisonnier qui, quelques jours seulement après son arrestation, avait trouvé le moyen d’échapper à la vigilance des gardes chargés de le conduire de la prison de la sénéchaussée de Lyon jusqu’aux cachots de la Conciergerie à Paris, là où on l’attendait pour le juger. Sa situation personnelle, celle d’un fugitif recherché par la justice de son pays, donnait alors à l’acte consistant à rééditer L’Enfer de Marot une singulière résonance. C’est celle-là même que le titre de Second Enfer amplifie jusqu’à lui faire signifier un héroïque Anch’io sono poeta : voici un Second Enfer, je suis, tout badinage mis à part, un autre Marot – non sans fonder là-dessus l’espoir que ma cause ne soit que mieux entendue. Moi aussi, dit en substance Dolet, je suis un poète traqué, en butte à la malfaisance de ceux qui, contre la volonté même du roi François, s’opposent à la cause humaniste des lettres dans le royaume de France et veulent y réduire au silence ceux qui l’ont embrassée. Il est en effet notable que la ligne de défense de Dolet consiste non seulement à récuser les griefs qui lui sont imputés, mais à promettre aussi de se consacrer à l’avenir à ses seuls travaux littéraires « pour l’honneur de la France, / Que je pretends (si ma mort on n’avance) / Tant celebrer, tant orner par escripts, / Que l’Estrangier n’aura plus à mespris / Le nom Françoys et bien moins nostre langue, / Laquelle on tient pauvre en toute harengue » : propos qui n’est pas sans rappeler celui d’un auteur qui lui était cher entre tous, le Cicéron des Tusculanes qui, contraint de s’éloigner des affaires de la cité, y revient toutefois, mais sur un mode spéculatif – ou « contemplatif », comme on eût dit à la Renaissance –, en décidant d’enrichir la latinité de la culture philosophique qui était jusqu’alors le privilège des Grecs.

    De Marot à Dolet, au-delà d’un titre en forme d’allusion, d’autres effets d’écho sont plus ou moins discrètement préparés par le texte. Les critiques ont ainsi remarqué qu’il fallait lire avec circonspection la date du 1er mai 1544, dont est affectée l’épître en prose qu’au seuil du Second Enfer Dolet a adressée « à ses meilleurs et principaulx amys ». Il s’agit vraisemblablement d’une date plus symbolique que réelle, choisie par référence à celle que porte dans L’Enfer de Marot le « rondeau parfaict, envoyé à ses amys apres sa delivrance, le premier jour de May » : celui-là même dont Dolet, comme l’a relevé Frank Lestringant, reprend dans l’épître du Second Enfer adressée au Parlement de Paris la formule « Dieu soit de tout loué » (devenant sous sa plume « Or soit loué le Seigneur de tout »), et dont le « rentrement » est fait des mots « En liberté », qui « clouent » avec superbe une pièce où la performance verbale rachète souverainement le poète du sort par lequel lui-même fut « en prison cloué ». Nous citons ici le texte de Marot d’après l’édition Dolet de 1544 :


    En liberté maintenant me pourmeine :

    Mais en prison pourtant je fus cloué :

    Voila, comment Fortune me demeine.

    C’est bien, et mal. Dieu soyt de tout loué.


    Les Envieux ont dict, que de Noué

    N’en sortirois : que la Mort les emmeine.

    Malgré leurs dents le neud est desnoué :

    En liberté maintenant me pourmeine.


    Pourtant si j’ay fasché la court Rommaine,

    Entre meschants ne fus oncq’ alloué :

    Des biens famés j’ay hanté le dommaine :

    Mais en prison pourtant je fus cloué.


    Car aussi tost, que fus desadvoué

    De celle la, qui me fut tant humaine,

    Bien tost apres à sainct Pris fus voué :

    Voyla, comment Fortune me demeine.


    J’eus à Paris prison fort inhumaine :

    À Chartres fus doulcement encloué :

    Maintenant voys, où mon plaisir me meine.

    C’est bien, et mal. Dieu soyt de tout loué.


    Au fort, Amys, c’est à vous bien joué,

    Quand vostre main hors du per me rameine.

    Escript, et fait d’ung cueur bien enjoué,

    Le premier jour de la verte Sepmaine

    En liberté.


    « En liberté », telle est la devise inscrite à l’horizon du Second Enfer et vers laquelle tout le texte est tendu : liberté qui est non seulement celle du corps, mais celle aussi de l’esprit. C’est précisément en éditant L’Enfer de Marot en 1542 que Dolet avait trouvé l’occasion de faire, dans l’épître dédicatoire du volume, l’apologie de « la liberté que doibt avoir l’esprit d’un Autheur » :


    « Tel effort d’esprit doibt estre libre, sans aulcun esgard, si gens mal pensants veulent calumnier, ou reprimer ce qui ne leur appartient en rien. Car si ung Autheur a ce tintoin en la teste, que tel, ou tel poinct de son Ouvrage sera interpreté ainsi, ou ainsi par les calumniateurs de ce Monde, jamais il ne composera rien qui vaille. »


    Ajoutons aussi un point d’érudition bibliographique : trois des quatre éditions du Second Enfer aujourd’hui connues, qui toutes portent la date de 1544, complètent le texte de Dolet de deux brefs dialogues traduits par lui et qu’il attribuait à Platon, l’Axiochus, « qui est des miseres de la vie humaine et de l’immortalité de l’ame », et l’Hipparchus, « qui est de la convoitise de l’homme, touchant le gaing et augmentation des biens mondains ». Or la quatrième et dernière édition a remplacé ces pièces annexes par des compositions de Marot, ainsi présentées dans l’avertissement au lecteur imprimé au verso de la page de titre :


    « Apres l’Enfer de Dolet, tu trouveras une Epistre en rhithme françoise faicte et composée par Clement Marot, et par luy envoyée à Monseigneur le Daulphin : qui est d’ung mesme argument : car par icelle, il prie ledict Seigneur, qu’il luy plaise tant faire envers le Roy son pere, que par son moyen ledict Marot retourne en France, avec sa premiere liberté. Item, Plusieurs aultres belles compositions pleines de grand profict, et de singuliere recreation pour l’esprit de l’Homme. »


    Certainement quelques fortes raisons incitaient à laisser de côté l’Axiochus et l’Hipparchus, et spécialement le premier de ces dialogues : le 4 novembre 1544, la Faculté de théologie de Paris y avait relevé une phrase affirmant que la mort « ne peult rien sur toy, car tu n’es pas encores prest à deceder : et quand tu seras decedé, elle n’y pourra rien aussi : attendu que tu ne seras plus rien du tout ». Le scandale était dans les trois derniers mots, qui étaient de trop. « Ce lieu et passage », jugèrent les théologiens parisiens, « est mal traduict et est contre l’intention de Plato, auquel n’y a ni en grec ni en latin ces mots rien du tout. Mais y a seulement audit Plato en grec σ γρ oκ σει et en latin tu enim non eris qui est en françoys à dire car tu ne seras plus. En quoy appert qu’il y a grant difference entre ce que dict Plato et ce que dict le traducteur, car la proposition predicte, qui est en ceste traduction françoise, c’est assavoir actendu que tu ne seras plus rien du tout, est dictum epicuræum, conspirans errori Saduceorum » : c’est une proposition épicurienne, qui va dans le même sens que l’hérésie des Saducéens – en d’autres termes, elle est contraire à la doctrine de l’immortalité de l’âme. Dolet avait publié le Second Enfer, comme l’annonçait son titre complet, pour « la justification de [son] second emprisonnement », et voici qu’il s’avérait pavé de mauvaises intentions. Tout l’effort de « la probation de [son] innocence » se trouvait compromis.

    Le point était donc suffisamment grave pour qu’un prudent retrait fût entrepris. Mais il est remarquable que, remaniant son ouvrage pour se défendre moins maladroitement, Dolet ait de nouveau choisi de laisser à Marot la parole. À la manière dont L’Enfer était accompagné dans les deux éditions de 1542 et 1544 de pièces du même auteur mais écrites plus tard, notamment pendant son exil à Ferrare en 1535-1536, le Second Enfer sera désormais suivi d’un bouquet de pièces de Marot d’inspiration diverse et composées à des époques très différentes, dont l’unité et la pertinence tenaient seulement au rapport qu’elles étaient susceptibles d’exprimer avec la situation de Dolet en cette année 1544. L’une, qui est l’Epistre à Monseigneur le Daulphin écrite de Ferrare en 1536, se rapporte à la douleur du fugitif qui est « de France estrange et banny », les autres sont des poèmes religieux où Marot déclare sa dévotion à Marie immaculée (Chant royal de la conception de la glorieuse et sacrée vierge Marie), sa foi en Dieu rédempteur (Devis chrestiens sur la Passion de nostre Seigneur Jesus Christ), sa certitude d’une vie après la mort (chant royal « N’est-il fascheux icy longuement vivre »). Si la première pièce ajoutée exprimait le désir de liberté, les autres servaient en quelque sorte de certificat d’orthodoxie, fait pour laver de la double suspicion de sympathies pour la Réforme – à quoi le poème marial opposait un net démenti – et de saducéisme – que venait clairement contredire, dans le chant royal « N’est-il fascheux… », le retour régulier du même vers : « La mort est fin, et principe de vie. » Ainsi Marot est pour Dolet bien plus encore qu’un poète admiré : c’est un témoin capital pour sa propre existence. Dans le moment où elle est menacée, il parle pour lui.

    On pourrait enfin remarquer qu’entre le texte de Marot et celui de Dolet, les échos s’établissent beaucoup moins à partir de ce qui constitue à proprement parler L’Enfer du premier, qui est le récit d’un songe allégorique, qu’à partir de ceux de ses textes qui l’escortent dans les deux éditions lyonnaises de 1542 et 1544, notamment l’Epistre au Roy du temps de son exil à Ferrare. Le souvenir de cette œuvre de Marot affleure à plus d’un endroit dans les vers du Second Enfer. Quand, pour ne citer qu’un exemple, dans l’épître « au treschrestien, et trespuissant roy Françoys », Dolet écrit « Ces malheureux ennemys de Vertu / Crevants de dueil, qu’ayt esté rabbatu / Leur grand effort, par lequel ilz cuydoient / (Comment cuyder ?) mais par lequel tendoient / Me mettre à mort oultrageuse, et villaine : / Myeulx, que devant, ont repris leur halaine », la figure de correction par renchérissement qui consiste à substituer le verbe « tendre » au précédent « cuyder » – ce que les spécialistes de rhétorique désigneraient sous le nom technique d’épanorthose d’insistance – rappelle si directement celle qu’avait employée Marot pour mieux stigmatiser la méchanceté des « Sorboniqueurs », jouant de la quasi homophonie des verbes douloir et vouloir, qu’elle vaut presque citation :


    Certes, ô Roy, si le profond des cueurs

    On veult sonder de ces Sorboniqueurs,

    Trouvé sera, que de toy ilz se deulent.

    Comment douloir ? Mais que grand mal te veulent,

    Dont tu as faict les lettres, et les artz

    Plus reluysants, que du temps des Cesars.


    Mais au-delà de la ressemblance ponctuelle des énoncés, c’est l’identité des arguments qui appelle à rapprocher le Second Enfer de l’Epistre au Roy du temps de son exil à Ferrare. Marot y louait la « grand’ bonté » de François Ier, et d’un même mouvement il glorifiait, par une image qui rappelle de près la peinture de L’Ignorance chassée dans la galerie haute du château de Fontainebleau, la figure d’un roi qui a dissipé les ténèbres de l’ignorance :


    C’est toy, qui as allumé la chandelle,

    Par qui mainct œil voit maincte verité,

    Qui soubz espesse, et noire obscurité

    A faict tant d’ans icy bas demeurance.

    Et qu’est il rien plus obscur qu’ignorance ?


    L’argument de Dolet est le même : roi de clémence et restaurateur des lettres, c’est tout un. L’humanité du souverain « tant louable, / Tant divin, tant esmerveillable », qui fait reluire en sa personne « clemence et humanité », est inséparablement celle du cœur et celle de l’esprit : elle est tout à la fois connaissance humaniste de la valeur des lettres et connaissance morale de la vertu et du bien. Tout cela est indivisible, parce que la vérité est indivisible. Qui s’oppose à l’un s’oppose à l’autre, qui pourchasse le lettré Dolet comme fut pourchassé le poète Marot fait insulte à la clémence et à la justice du roi.

    Ce qui donc fait que l’Enfer de Dolet est enfer n’est pas la poursuite d’une tradition littéraire fondée sur le retour d’une topique, la réitération d’un répertoire d’images régulièrement repris depuis Virgile, mais bien plutôt, à l’intérieur seulement du court espace qui s’étend de Marot à Dolet, la similitude d’une situation de parole. On comprend mieux le choix du titre d’Enfer chez Dolet si l’on admet qu’il désigne non pas ce que dépeint la parole du poète, mais ce qu’elle est intimement, dans sa condition existentielle : la voix d’un réprouvé. L’écho de Marot qui résonne dans le Second Enfer ne prend sens que de la similitude d’une expérience du bannissement : pour qui est banni du monde et banni de justice, la parole devient l’ultime instrument face aux menées de la Fortune, comme le roi, image de Dieu sur terre, devient son unique espoir face à la perversité des hommes – non pas n’importe quel roi, mais le roi lettré, le roi qui connaît la valeur des paroles humaines, nouveau Salomon dont la clémence et la culture sont des figures réversibles d’une même justice et d’une même humanité par laquelle, comme par un second miracle d’incarnation, il fait la véritable preuve de sa divinité.

    L’altitude poétique d’Étienne Dolet n’est incontestablement pas égale à celle de Clément Marot. Mais l’étage moyen qui est le sien ne fait que plus clairement éprouver la portée profondément et terriblement humaine d’un discours pris dans l’état de ce que lui-même nomme, en conclusion du dizain sur lequel s’achève la longue épître qu’il adresse au roi, son « extreime angoisse ». La trace en est inscrite jusque dans le prosaïsme dont cette poésie ne cherche jamais à s’affranchir, et jusque dans la singulière uniformité du recueil : certes, les huit épîtres versifiées de Dolet sont diversifiées dans leurs destinataires, mais dans leur propos, elles se répètent étonnamment, reprenant toujours l’exposé des mêmes faits et la suite des mêmes protestations. Dans la lettre de dédicace à Lyon Jamet qui sert de préface à son édition de L’Enfer de Marot, Dolet n’avait pas manqué de louer « les descriptions merveilleuses qui y sont ». C’est tout ce fabuleux appareillage de la merveille et toute la virtuosité verbale de la description auxquels il renonce pour lui-même, au risque qu’on juge son imagination poétique un peu courte. Comme transie, paralysée par l’angoisse, l’imagination est ici hors sujet : l’heure n’est pas à enchanter le monde, mais à attester, à assurer, à certifier – à « dire la verité du faict ». C’est aussi sur la foi de cette certification, ou à sa condition, que la voix s’élève pour emprunter parfois le registre de la prière (au roi et à ceux qu’il aime et qui sont aimés de lui : son fils Charles d’Orléans, sa sœur Marguerite de Navarre, sa maîtresse la duchesse d’Étampes), parfois le registre de l’indignation (aux magistrats du Parlement de Paris). Ce ne sont là que des formes plus affectives de l’unique vérité de son cas que Dolet veut dire coûte que coûte, d’autres efforts d’une parole qui, laissant par là toujours mieux voir l’isolement dans lequel elle se sent prise, parole vraie comme assiégée par l’hostilité de la calomnie – l’« extreime angoisse » est son site plus encore que son objet –, se reprend toujours pour tenter de nouveau de « faire entendre » son droit.

    Là est la seule urgence : se faire entendre, de sorte que d’une épître à l’autre, toute la composition revient comme inévitablement à son noyau de déposition. Tout l’usage de la parole n’est que pour redire inlassablement la réalité prosaïque de ce qui est, dire les choses dans la grisaille de leur vérité et non les parer des couleurs chatoyantes dont sont capables les mots. Quant à lui, Marot avait présenté son œuvre comme un texte « composé en la prison de l’Aigle de Chartres, et par lui envoyé à ses amis », adressé à « ses très chers frères » : cadre épistolaire de pure fiction rhétorique, servant à déployer le récit d’une vision allégorique au détour de laquelle se recueillent maints « bons enseignements », comme le dit encore la lettre à Jamet de 1542 – et tout particulièrement des enseignements de paix et de concorde inspirés par l’esprit évangélique. Au contraire, dans le Second Enfer, la forme épistolaire n’a plus rien de fictif : il ne s’agit plus d’une apostrophe rhétorique, mais d’une parole réellement adressée à ceux qui, roi, proches du roi, ministres et représentants de l’autorité royale, ont pouvoir d’intervenir, d’agir, de faire que le monde ici-bas devienne conforme à la norme de justice que la culture des lettres permet de connaître et que celui qui s’est nourri d’elles proclame et revendique. Et de même que ces épîtres n’ont rien de fictif, leur contenu n’a rien d’allégorique : c’est du monde littéral de l’existence d’Étienne Dolet qu’elles parlent, des faits qui lui sont advenus, de la situation qui est la sienne, du rétablissement qu’il escompte.

    Toute la différence qui sépare le premier Enfer du second, celui de Marot de celui de Dolet, tient ainsi, indépendamment des qualités d’écriture propres à chacun, au fait que Dolet n’a pas conçu son texte comme la parabole d’une profession de foi évangélique, mais comme la déclaration obstinée d’une très humaine volonté de vivre : « Vivre je veulx », dit-il et répète-t-il en écrivant au roi. Si le monde d’en bas a disparu du Second Enfer, c’est peut-être que l’au-delà n’est pas son propos : la cité des hommes remplit tout l’horizon du discours de Dolet. Comme le déclare hautement la formule singulière sur laquelle s’ouvre la souscription qui date l’épître liminaire aux amis, le Second Enfer est « escript en ce monde ». Aussi peut-on entendre à travers ses paroles, au-delà du récit qu’elles font, dans le ressassement qui est le leur et face à l’imminence du danger qui les entoure, une volonté éperdue de vivre. Elles ne la déclarent pas seulement, mais elles en sont l’acte même, comme d’ultimes « munitions », pour reprendre ici le mot qu’employait Louis-René des Forêts dans les dernières pages d’Ostinato :


    « Non plus mourir à longueur de journée sans bénéficier du repos de la mort, mais reprendre son rang de vivant pour lutter encore jusqu’à l’épuisement des munitions, quand même tout ce branle-bas, ces assauts répétés ne lui feraient pas gagner un pouce de terrain. »