• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • De l'air volé

    Florian Rodari, Éditions La Dogana

    « […] lad. court a condamné led. Dollet […] à estre mené et conduict par l’exécuteur de la haute justice en ung tombereau […] jusques à la place Maubert, où sera dressée et plantée en lieu plus commode et convenable une potence, à l’entour de laquelle sera faict ung grand feu auquel, après avoir esté subzlevé en lad. potence, son corps sera jecté et bruslé avec ses livres, et son corps mué et converty en cendres [1] ».


    L’exécuteur des basses œuvres du Parlement de Paris prévint encore Dolet – un retentum nous l’apprend –  que si, arrivé en place publique, ce dernier continuait à protester et « fera aulcun scandale, ou dira aulcun blaphème, la langue luy sera coupée, et sera bruslé tout vif ». Tel est le sinistre recours auquel, à bout de ressources et à deux pas du bûcher, s’attacha encore la justice inquisitoriale pour faire taire l’indiscipliné poète : la violence de la menace dit assez, par antithèse, la toute-puissance de la parole que l’on veut étouffer et le désarroi qu’elle crée au sein de l’ordre établi.

    Étienne Dolet fut sans aucun doute un orateur redoutable. L’éloquence avait été sa passion de bachelier à l’Université de Paris. Il avait très tôt appris à en admirer les vertus et à en acquérir les principes auprès des plus grands maîtres de rhétorique. Grâce à leur exemple, il savait que les mots peuvent être des armes et que, par quelques tours habiles, on peut leur donner la force de frapper. Ou de séduire. De frapper et de séduire. La première illustration de ses talents – il est alors encore tout jeune homme – remonte à son séjour à Toulouse où son protecteur de l’époque, Jean de Langeac, l’a envoyé étudier le droit. Nous sommes en 1532. En dépit d’un arrêt du Parlement de la ville qui interdit les assemblées publiques et, a fortiori, tout discours adressé à la foule, Dolet, élu porte-parole des étudiants français, prononce une harangue. Au cours de sa longue péroraison, l’orateur, s’inspirant de Cicéron, usant de toutes les ficelles du métier, alternant offensives, parades et reprises, jouant tantôt la douceur, tantôt la fermeté, reproche amèrement aux puissants de la ville d’empêcher les jeunes gens étrangers au pays, séparés des leurs, de se réunir et de partager leur amour commun de la patrie. Arguments et questions se succèdent :

    « qu’ils nous produisent donc, ces superbes autocrates qui s’arrogent une autorité absolue dans l’empire du droit, soit une loi des Douze Tables, soit un article des coutumes provinciales, soit un senatus consulte emprunté aux cinquante livres des Pandectes ou au volumineux Recueil de Justinien, soit un plébiscite, soit un décret prétorien, soit un rescrit de jurisconsulte, soit enfin un édit royal, qui jamais ait prohibé une amicale et honorable corporation [2] ».


    On voit le ton. Dolet s’amuse à provoquer, exerce son pouvoir de captation comme un bon élève en art oratoire. L’effet est immédiat sur l’auditoire qui passe de l’enthousiasme au silence stupéfait. Prenant feu au fur et à mesure de sa diatribe, il traite bientôt les autorités locales de « barbares », exige davantage de tolérance et réveille les ardeurs d’un public trop passif à son goût. En bravant l’interdit, Dolet s’exposait à une riposte inévitable. Laquelle vint sans délai d’un certain Pinache, Toulousain, dont la réponse pleine de fiel engagea l’orateur de vingt-trois ans à récidiver quelques semaines plus tard. Dans un second discours, plus virulent encore, Dolet s’emporte contre son calomniateur. Ses invectives, qui font en outre le procès du fanatisme et de la superstition religieuse, le conduisent pour le coup directement en prison. Sorti de là quelques jours plus tard grâce à l’intervention de ses amis et protecteurs, Dolet est toutefois déclaré dangereux par le Parlement de Toulouse. Traqué par ses ennemis, bafoué et de surcroît pris de mauvaises fièvres, il s’éloigne de la ville et rejoint Lyon au cours de l’été 1534.

    Pour autant le jeune homme ne se déclare pas battu : puisqu’on le prive de la faculté de discourir, Dolet accepte que ses deux réquisitoires toulousains soient remis à un imprimeur et enclos dans les pages d’un livre. Est-ce à ce moment précis qu’il prend conscience du gain opéré par le passage de la parole publique – l’obligeant à orienter ses périodes au gré des réactions de la foule, elle-même tributaire de ses humeurs, de ses caprices – à l’ordre exigeant d’un texte dressé en colonnes, enchâssé dans ses marges, plus tard lu et relu dans la solitude de la chambre ? A-t-il alors comparé les risques de dispersion et d’outrance que les succès éphémères de son éloquence pouvaient lui faire courir avec les avantages qu’il pouvait tirer de la parole imprimée, plus retenue, mieux surveillée contre ses propres excès ? Toujours est-il que, dès cette première rencontre avec l’édition, il abandonne le prétoire et que, quittant apparemment sans regret la carrière du droit, il revient avec bonheur à celle des lettres. À partir de ce jour, le livre l’occupera de manière exclusive.


    En octobre 1534, il décide donc de reprendre ses études latines. Il se rend à Paris où il se lie avec les esprits les plus avisés de son temps. Il comptera bientôt parmi ses admirateurs des hommes aussi illustres que Guillaume Budé, Nicolas Bérauld, François Rabelais ou Clément Marot. À Paris, Dolet compose un dialogue qui lui attirera quelques puissantes inimitiés : dans son Imitatione ciceroniana, il prend à son tour le parti des cicéroniens et s’oppose à Érasme dans une querelle qui agitait les savants depuis quelques années déjà. Mais à peine revenu dans la lice, le fougueux combattant apprend, le 13 janvier de l’année suivante, que le roi François Ier, pourtant réputé protecteur des arts et des lettres, faisait défense à toute personne, sous peine de mort, d’imprimer, voire de vendre n’importe quel livre en France : le clergé, inquiet de l’avancée des nouvelles idées promues grâce aux imprimeurs, avait repris ses persécutions contre les hérétiques. Cette interdiction provoque un nouvel emportement du jeune homme qui se souvient avec nostalgie de son séjour en Italie où toutes les opinions, de toute origine, de toute confession, pouvaient se faire entendre. « Je ne peux passer sous silence la méchanceté de ces misérables (sophistes et ivrognes de la Sorbonne) qui, méditant la destruction de la littérature et des hommes de lettres, ont voulu dans notre temps supprimer et anéantir l’exercice de l’art typographique [3]… », se récrie l’inconditionnel défenseur du livre et de la langue française.


    De retour à Lyon – où, à son arrivée, il passe encore deux mois en prison pour avoir enfreint la censure royale –, Dolet s’associe à l’humaniste Sébastien Gryphe, dans l’atelier duquel il se familiarise avec le métier d’imprimeur. Il s’enthousiasme aussitôt pour les secrets de la fabrication : tout homme d’esprit qu’il soit, l’érudit n’hésite pas à mettre la main à la pâte, souhaitant voir se dérouler sous ses yeux – pour les maîtriser bientôt et le mieux possible – toutes les étapes de cette formidable transformation de la parole issue des lèvres en parole couchée dans le lit de la page. La « librairie » est désormais devenue sa passion. À partir de cette date non seulement Dolet rédige ses propres écrits mais il traduit les langues étrangères, choisit ses auteurs, commente leurs textes, les corrige et les diffuse.

    En 1538, il achève de mettre au net ses Commentaires sur la langue latine, dont le premier volume peut paraître à la faveur d’un privilège royal qui accorde au Lyonnais la liberté d’imprimer pendant dix ans « tous les livres par luy composés et traduits et autres œuvres des auteurs modernes et antiques ». François Ier était en effet revenu sur sa décision de 1535 afin de s’attirer, par opportunisme politique, les sympathies des protestants. Cet ouvrage monumental auquel Dolet avait consacré toutes ses années de jeunesse représente une somme qui témoigne d’un magnifique intérêt pour la langue latine et ses usages, et qui se révèle d’un grand prix pour les savants philologues de l’époque. Mais pas seulement : il s’agit aussi, et peut-être avant tout, d’un ouvrage qui permet à l’apprenti imprimeur de découvrir le potentiel de la mise en pages, de profiter des éclaircissements et nuances que peut apporter à la lecture le recours à une typographie efficace. Alinéas, interlignes, marges, choix des polices de caractères, changements de corps pour les titres et rubriques, variété de l’interlettrage ou recours à l’italique sont désormais à ses yeux des éléments de persuasion au même titre que les exclamations, les changements de rythme, les intonations diverses choisies par l’orateur pour convaincre son auditoire. Comme la voix, l’encre a son timbre, ses nuances ; comme le tribun, elle peut tonner, gronder et, de même que la péroraison habilement menée, une page sortie des casses de l’imprimeur a le pouvoir d’exhorter ou de convaincre.


    Pour les humanistes de la Renaissance, imprimer un livre n’est en effet pas seulement une prouesse technique, c’est peut-être avant tout un acte relevant de la magie : nouvel objet, léger, maniable et mobile, le livre leur apparaît comme un instrument formidable qui permet de s’engager toujours plus loin sur le chemin de la pensée, serviteur efficace de leur volonté d’élargir les connaissances et capable d’effacer, voire de supprimer les anciennes frontières grâce à la diffusion soudainement possible d’idées différentes, y compris contradictoires. Cet imprimé que l’on peut tirer à tout moment de sa poche, lire à tout endroit de la ville, du pays, dans toutes les langues que l’on voudra bien traduire, que l’on peut transporter avec soi, offrir à ses amis, est un outil idéal pour faire connaître une autre parole que celle des professeurs, des bigots et des superstitieux. En lui reposent tous les espoirs des esprits modernes. Jamais peut-être autant qu’à cette époque, où lutter pour faire entendre ses idées se paie pourtant au prix fort, le livre n’a été aussi proche du mot libre. Il est une grenade dans la main de certains, susceptible d’exploser dans celle des autres. On comprend mieux dès lors la méfiance marquée à l’égard de cet objet chargé de poudre par ceux qui détiennent l’autorité.

    Car la typographie, à son tour, passe à l’offensive. Le dessin d’un alphabet gravé par un maître peut apparaître aussi décisif que l’inflexion d’une voix. De même que l’élocution, à laquelle, en fidèle disciple de Cicéron, Dolet tenait tant, la typographie constitue pour lui, comme pour nombre d’éditeurs de cette époque, le « lieu d’une ascèse », pour reprendre les termes de Marc Fumaroli [4]. La réalisation réussie d’une page imprimée, sur laquelle tous les éléments traduisent au premier regard l’équilibre de la pensée et la clarté de la démonstration, devient en soi une preuve de la grandeur d’âme. L’architecture de Vitruve, dont on redécouvre au cours de ces années les limpides épures et les savants calculs de proportion, influence le contour de la lettre, son corps, son œil aussi bien que sa disposition en lignes. L’approche des lettres entre elles, leur calibrage, l’espacement entre les mots, et la respiration du texte idéalement distribué entre les marges réservées à chaque feuille, font l’objet d’une attention de tous les instants. Imprimeurs et fondeurs rivalisent de minutie pour améliorer la lisibilité du type : tantôt ils perfectionnent pleins et déliés, obits et empattements, tantôt ils cherchent le meilleur effet d’un arrondi, variant sans cesse romain et italique, gras et étroit dans l’espoir de donner plus de force à leur caractère.


    En tant qu’imprimeur-éditeur, Dolet choisit de n’éditer que les textes qui comptent à ses yeux, il ne retient que ce qu’il juge utile de révéler à l’esprit. Le profit commercial ne le préoccupe guère. Guidé par le double souci d’une expression claire et du respect de la vérité scientifique que ses maîtres à penser – Pomponazzi, Longueuil, Villeneuve [5] – lui avaient inculqué lors de ses années d’études, Dolet se tourne vers des textes qui traduisent cette volonté. Dans le domaine des sciences, il publie deux traités de médecine, de Galien et de Paul d’Égine [6], qui illustrent le regain d’intérêt des humanistes pour l’observation de la nature. Dans son domaine de prédilection, l’art oratoire, il traduit des épîtres de Cicéron et, plus tard, deux dialogues de Socrate où se manifeste son goût pour la maïeutique et le matérialisme. Lui-même argumente dans la querelle des cicéroniens pour le maintien de l’éloquence classique, rédige un traité de bien traduire, un autre de bien orthographier le français, un troisième de bien l’accentuer. Tous efforts très louables qui visent à renforcer le prestige de sa langue. Parallèlement, Dolet édite quelques-uns de ses contemporains, et non des moindres : Rabelais, dont il publie le Gargantua, et Clément Marot font partie de ceux qu’il retient. Son credo d’éditeur fait rêver :


    « J’augmenterai de toutes mes forces les richesses littéraires, et j’ai résolu de m’attacher non seulement les mânes sacrées des anciens en imprimant avec exactitude leurs ouvrages et d’accorder mon travail et mon industrie aux écrits de mes contemporains ; mais autant j’accueillerai les ouvrages des auteurs classiques, autant je dédaignerai les livres froids et mal digérés de quelques écrivailleurs qui font la honte de leur siècle. Ainsi donc, je ne donnerai mes soins qu’aux écrits des auteurs savants et dignes de ce nom, soit qu’ils soient morts, soit qu’ils vivent [7]. »


    Ne se satisfaisant pas de ne sélectionner que les meilleurs écrits, l’imprimeur s’emploie aussitôt à les couler dans une forme qui sache refléter la lumière du propos, comme si la qualité du contenu l’obligeait à une qualité de facture comparable. Dolet avait sans doute pu admirer dans les bibliothèques padouanes et vénitiennes les éditions sorties des presses d’Alde Manuce, ces pages qui respirent l’intelligence, qui élèvent la pensée à seulement les contempler. En France, au cours des premières années du siècle, à Paris, mais peut-être davantage encore à Lyon, érudits, professeurs, poètes, libraires, graveurs et fondeurs avaient uni leurs forces pour donner à l’art du livre ses lettres de noblesse. Dolet profite de ce climat mais, comme en toute chose, cet homme décidément remarquable souhaite se porter lui-même au premier rang. Aussi, les livres qui sortent de son officine témoignent-ils de sa volonté de perfection. Pour modestes de format qu’ils soient souvent, ils n’en demeurent pas moins d’une lecture aisée. Le respect accordé à l’auteur, par l’attention portée à la transcription rigoureusement exacte de l’original, ou à sa traduction en une langue nouvelle, ne le cède en rien à la considération à l’égard de l’acheteur. Dolet a conscience que le livre est en fait le produit d’une équation parfaite entre la matière et l’esprit. Et que le plaisir de celui qui tient un livre en main découle d’une opération, assez surprenante si l’on y songe, qui consiste à multiplier la surface d’une feuille de papier par l’avancée invisible des mots : en un mot un volume !


    La marque d’imprimeur qu’il s’est choisie tient lieu d’emblème. Une doloire prête à équarrir un tronc hirsute, mal taillé. Tout autour, une devise qui parle de polir et repolir. On saisit aussitôt le sens, on devine l’intention. Le travail consistera à éduquer le naturel qui, à l’état sauvage, s’éparpille en tous sens – et à le dépouiller de ses aspérités. Toute l’entreprise humaniste est résumée là, en ces quelques signes assemblés. Pour autant, il serait illusoire de vouloir supprimer les désordres de la nature. Jamais la culture n’annihilera totalement l’élan sauvage, cela n’est d’ailleurs pas souhaitable. Aussi bien la leçon ultime contenue dans la devise pourrait-elle concerner Dolet lui-même : si ce dernier a en effet trouvé dans l’étude et la faculté de raisonner les moyens de canaliser une nature impétueuse, violente, c’est aussi grâce à ses errements qu’il s’est perfectionné. Rappelons-nous la fable de Pinocchio : tant qu’elle demeure un bout de bois mal dégrossi, la sympathique marionnette apprend. À ses dépens peut-être, et en fautant, mais elle apprend. Plaies et bosses, mensonges et ruses enseignent la vie. Redevenue, dans les dernières pages du récit, un enfant sage, las ! fini de rire, plus d’escapades entre amis, plus de chutes et de découvertes en cascades ; dans le monde lisse des adultes, tout esprit d’aventure s’est éteint.

    Étienne Dolet incarnera toute sa vie cet esprit brut qui ne peut cesser d’apprendre, qui refuse de se ranger. Il est ce morceau de bois qui ne se laisse jamais entièrement dégrossir. Il gronde sous la brosse. Il appartient – comme, avant lui, Dante Alighieri et, plus tard, Victor Hugo ou Ossip Mandelstam – à cette famille d’éternels révoltés, empêcheurs de tourner en rond et déclassés qui défendent avec autant d’énergie la culture que la justice, n’hésitant jamais à batailler dur pour la dignité de l’homme jusqu’à sacrifier leur vie pour la défense des libertés.

    Pourtant, Étienne Dolet sait aussi faire la part des choses : s’il se hérisse devant l’autorité aveugle et fustige les mauvais docteurs s’opposant au savoir, il s’enchante en revanche de l’autorité qui délivre : notamment celle des sages qui, depuis l’Antiquité, exaltent le dialogue et la tolérance. Face aux cagots et devant toute forme de bêtise, il n’a pas de mots assez mordants pour stigmatiser la bassesse des procédés, condamner l’immobilité et la lâcheté. Si, en revanche, il devine que le pouvoir est favorable aux arts et aux sciences, alors il le caresse et se montre prêt à tout pour lui emboîter le pas. Car l’autorité des maîtres allège et fortifie, elle élargit l’horizon et conduit de manière irréfutable à la hauteur. Elle lui rappelle sans cesse la clarté du séjour italien. Dolet n’en voulait pas plus à la religion catholique qu’aux partisans de Luther ou à ceux de Calvin. Il demandait simplement qu’on ne l’oblige pas à renier ce à quoi il ne croyait pas, ce à quoi il trouvait indifférent de ne pas croire. Il avait connu à Padoue un enseignement qui lui avait ouvert les yeux et l’avait pour toujours placé à l’écart des noires superstitions et des dérives de la pensée fanatique. Il souhaitait tout simplement rester fidèle à cette lumière. Cette intransigeance à l’égard de son bon droit d’homme libre lui valut d’être emprisonné, de subir l’opprobre public, enfin la torture et le bûcher…


    En 1544, devant la menace du supplice qui se fait chaque heure plus pressante, Dolet écrit un texte rapide et déchirant qui est un véritable hymne à la vie. Ce poème de quelques strophes n’a décidément plus rien à voir avec la littérature telle qu’on la pratique en bonne conscience, à tout endroit du monde : la parole est ici sursaut vital, occasion ultime de se faire entendre. Les trois cent vingt-cinq vers qui composent le Second Enfer d’Étienne Dolet sont cernés par les murs de la prison. L’inquiétude du poète façonne les contours de sa supplique, l’espoir de s’en sortir une dernière fois aiguise son timbre. Le temps presse, derrière la porte, on entend des pas, des bruits de clefs. Par la lucarne filtre encore un rai de lumière ; cela engage une dernière fois au trait d’humour, mais le discours renoue aussitôt avec les tournures abruptes du rhéteur et le souffle saccadé de celui qui n’a pas une minute à perdre. Sauve-qui-peut des mots à des années-lumière des mesquines inventions de nos pâles romanciers. Rien à voir, non plus, avec la mélancolique méditation sur l’expérience de la prison, telle que la proposeront, une fois sortis de cellule, le délicat Marot : « J’eus à Paris prison fort inhumaine / À Chartres fuz doucement encloué », ou Verlaine, exhalant sa plainte du « ciel par- dessus le toit ». C’est ici une ultime adresse au roi ; il faut transmettre avec franchise et en très peu de mots l’essentiel. Dans sa hâte, Étienne tutoie par moments François, il le prend à témoin, plaisante avec lui. Et que lui dit-il en substance ? « Toi et moi, nous sommes semblables. De ton côté, tu tiens le pouvoir entre tes mains et de la bonté en réserve dans ton cœur. Moi, mon atout est d’être intelligent, plus que d’autres, sache-le ; mais à ce jour j’ai perdu tout pouvoir par la faute de mes ennemis, les infâmes ! Tu dois m’aider. Je te dirai tout, “sans faintise”. Vois combien je suis à la fois honnête et subtil. Dans ta sagesse, tu ne peux pas ne pas comprendre qu’un homme de ma trempe souhaite à tout prix sortir de prison. Cette dernière n’est pas bonne pour moi, je te le dis par expérience, je ne pourrais que m’y encanailler, y subir de mauvais exemples … Une fois déjà, je me suis enfui de là, et de fort belle manière d’ailleurs, en trompant tout le monde. Quitter cette infamie est pour moi une nécessité, en outre ce sera un bienfait pour la société car, quand je serai dehors, je m’emploierai à célébrer doublement ta gloire. La liberté me réclame. Entre mes adversaires et moi, il y a une telle distance … Tu ne peux être que de mon côté. Mon talent, mon esprit aspirent à te servir. Et mes écrits continueront à illustrer le prestige de la France, de sa langue qui tarde à régner sur l’Europe entière, grâce à moi et mes amis … » L’intelligence et la bonté doivent rivaliser d’ardeur pour vaincre définitivement la sottise, tel est en substance le plaidoyer du poète-imprimeur.


    Dans son pamphlet rédigé en 1929 à la suite d’une accusation injuste, Ossip Mandelstam décide de diviser « toutes les œuvres de la littérature universelle en deux catégories : celles qui sont autorisées et celles qui ne le sont pas. Les premières sont des ordures, les secondes de l’air volé [8] ». Ne nous méprenons pas : une telle déclaration n’a pas été dictée par un quelconque militantisme ; le poète russe n’aspirait à rien d’autre qu’à partager avec ses proches le festin de l’existence. Ce sont les circonstances odieuses imposées par le régime stalinien qui entraînèrent cet insoumis de nature dans un engrenage polémique, lequel le conduira à la fosse commune d’un camp de transit en 1938. Une urgence comparable, et la même verve, formidable, traverse les vers du Second Enfer d’Étienne Dolet, adressés en 1544 au « Très-puissant Roy Françoys ». C’est pour avoir souhaité seulement parler de façon claire, efficace et utile que cet amateur d’une vie pleine et partagée a été condamné au bûcher. Parce que cet espoir allait à l’encontre des pouvoirs en place, et que ces pouvoirs –  illustres ou mesquins – ne veulent pas, ne veulent jamais entendre de voix discordante. Et, malgré tout, il y a des êtres obstinés qui considèrent que la parole donnée, ou du moins l’image que l’on se donne à soi-même par les mots, doit être plus puissante que les interdits, les dogmes, et que toute idée imposée de l’extérieur. Étienne Dolet appartient, comme Ossip Mandelstam, à cette race, assez rare, convenons-en, de créateurs qui ne dissocient jamais leur propre mort de la succession de leurs œuvres dont elle constituerait en quelque sorte l’acte suprême. S’ils chantent leur propre requiem, ce n’est ni par peur ni par défi, mais parce que, face à la menace de la séparation, ils ont plus qu’aucun autre une conscience aiguë de la richesse que représente le fait d’être vivant sur terre.

    Ainsi, en dépit des siècles qui les séparent, aussi lointaines puissent avoir été les conditions dans lesquelles s’est déroulé leur combat, ces deux-là sont des frères – comme leur sont frères Victor Hugo luttant pour obtenir l’abolition de la peine de mort, ou Dante invectivant Florence et ses gouvernants : les uns comme les autres écrivent dans l’espoir d’écarter la tricherie et d’empêcher le lynchage de l’expression, tous aspirent à vivre en hommes simples et loyaux dans un temps qui de toute façon les dévore. De même que la prose de Mandelstam est découpée au stylet dans le froid moscovite, de même que l’indignation de Dante résonne avec la force du glaive brandi, les vers de Dolet sont taillés à la hache : l’instrument est porté haut, son tranchant brille à chaque coin de phrase, il ouvre un chemin lumineux dans la poix des accusations et redresse à son profit ce qui n’est pas droit. Fort heureusement, les flammes du bûcher de la place Maubert n’ont jamais éteint cette clarté-là.