• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • De la convoitise et de l’âpreté au gain

    Argument
    Le sujet, que Platon mène avec habileté et concision dans ce dialogue, est que tout homme aspire à l’accroissement de son bien, et ce toujours au nom d’un bon et honnête usage – ce qui est le seul et véritable profit auquel l’homme doit aspirer.

    Les personnages :
    Socrate, Hipparque

    Socrate. Quelle définition exacte peut-on donner de l’appât du gain ? Qui sont les gens qui sont sous l’emprise d’une telle affection ?

    Hipparque. Pour moi, ce sont ceux qui convoitent et aspirent à tirer profit de choses qui n’ont aucun prix ni aucune valeur.

    Socrate. Mais crois-tu qu’ils ont conscience que ce qu’ils souhaitent posséder n’a aucune valeur ? Ou bien l’ignorent-ils ? Si c’est le cas, pour moi, ils n’ont plus toute leur raison.

    Hipparque. Je ne dirais pas pour autant qu’ils sont fous, mais rusés et malhonnêtes, et aussi avides de posséder plus. Ils savent bien que les choses dont ils escomptent du profit sont absolument dépourvues de valeur, et pourtant ils manquent à ce point de bon sens qu’ils espèrent tout de même en tirer quelque chose.

    Socrate. Pour toi, ces gens peuvent-ils être qualifiés d’âpres au gain ? Les considères-tu à l’égal d’un laboureur qui saurait que le fruit d’un arbre ne vaut rien, mais qui continuerait malgré cela de le cultiver et prétendrait en tirer quelque profit ?

    Hipparque. Dis-toi bien, Socrate, qu’un homme âpre au gain recherche le profit partout où il s’imagine pouvoir en tirer.

    Socrate. S’il te plaît, ne t’énerve pas ainsi, comme si tu en voulais à quelqu’un qui t’aurait offensé. Écoute ce que je te dis et réponds posément à mes questions. Reconnais-tu que celui qui est mû par l’appât du gain sait la valeur de la chose dont il veut tirer du profit ?

    Hipparque. Oui.

    Socrate. Eh bien, pour dire les choses de façon imagée, et user de termes élégants et remplis de sagesse, comme aiment à le faire les avocats, dis-moi quel est celui qui, pour les plantes et les arbres, sait le mieux dans quelle région, en quel lieu et à quel moment il est préférable de les planter.

    Hipparque. C’est le laboureur, je pense.

    Socrate. Mais d’après toi, ce qui est digne d’être gagné a une valeur, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Oui, c’est mon avis.

    Socrate. N’essaie pas de me tromper, moi qui suis vieux, en me répondant, du haut de ton jeune âge, tout le contraire de ce que tu penses : réponds-moi sincèrement. Celui qui prétend tirer profit d’une plante dont il sait, dont il est conscient qu’elle ne vaut pas la peine d’être plantée, cet homme-là, tu l’appelles laboureur ?

    Hipparque. Non, grand Dieu !

    Socrate. Et un soldat qui sait que le fourrage qu’il donne chaque jour à son cheval ne vaut rien, il ne sait pas que l’animal court à sa perte ?

    Hipparque. Il le sait bien, je pense.

    Socrate. Il n’espère donc pas tirer profit de cette nourriture.

    Hipparque. Non, certainement pas.

    Socrate. D’après toi, si un capitaine de galère arme son navire d’un mauvais gouvernail et de mauvaises rames, il sait bien que cela lui causera préjudice et qu’ainsi il court le risque que son bateau, tout l’armement, l’équipage et lui-même ne finissent par sombrer, non ?

    Hipparque. Il ne peut pas ne pas le savoir, évidemment.

    Socrate. Il ne prétend donc pas tirer profit d’un si mauvais équipement.

    Hipparque. Sans doute que non.

    Socrate. De même, si un général voit son armée en désordre et mal équipée, est-il stupide qu’il escompte ou croie raisonnable de vouloir tirer profit d’une troupe si démunie de ce dont elle a besoin ?

    Hipparque. Ce serait vraiment exagéré de l’espérer.

    Socrate. Encore un exemple : si un flûtiste, un organiste ou un harpiste dispose d’un mauvais instrument, ou si un archer se voit obligé d’utiliser un arc de mauvaise qualité, bref, si un artisan, quiconque s’y connaissant en quelque domaine que ce soit, ne dispose pas des outils qu’il lui faut et de la machine adéquate pour son métier, imagine-t-il jamais en tirer quelque profit ?

    Hipparque. Non, bien sûr.

    Socrate. Qui sont donc ceux que tu qualifies d’âpres au gain ? Aucun de tous ceux que je viens d’énumérer, car d’après ce que tu me dis, ces gens-là déraisonnent en essayant de tirer profit de choses qui ne peuvent leur faire gagner de l’argent.

    Hipparque. Avec ce magnifique raisonnement, cher Socrate, il ne se trouvera personne qu’on puisse qualifier véritablement d’âpre au gain. Cela n’empêche que je qualifierais ainsi les gens qui sont animés d’une convoitise insatiable, qui veulent posséder toutes choses, qu’elle qu’en soit la valeur, et prétendent en tirer du profit.

    Socrate. La question n’est donc pas, cher Hipparque, qu’ils se disent que les choses dont ils pensent tirer profit ont une valeur ou non.

    Hipparque. Je suis assez de ton avis.

    Socrate. S’ils ne le croient pas, ils l’ignorent ; et pourtant ils font grand cas de ce qui n’a pas de valeur.

    Hipparque. J’ai bien l’impression.

    Socrate. Voyons un peu. Ceux que l’on qualifie d’âpres au gain, ils convoitent bien le gain, non ?

    Hipparque. Oui, sans aucun doute !

    Socrate. Et le gain, n’est-ce pas le contraire de la perte ?

    Hipparque. Si.

    Socrate. Mais est-ce quelque chose de bien, pour quelqu’un, de risquer une perte ?

    Hipparque. Non, pour personne.

    Socrate. Et risquer un malheur, ce n’est pas un bien, n’est-ce pas ?

    Hipparque. C’est un mal pour tous ceux à qui cela arrive.

    Socrate. Donc perdre, c’est subir un dommage, non ?

    Hipparque. Tout à fait.

    Socrate. Tu reconnais donc que subir un dommage est un malheur, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Je ne dis pas le contraire.

    Socrate. Et la perte, c’est bien le contraire d’un gain ?

    Hipparque. Exactement : c’est le contraire.

    Socrate. Le gain, n’est-ce donc pas une bonne chose ?

    Hipparque. Si, en effet.

    Socrate. Tu es donc d’accord pour dire que ceux qui convoitent un gain aspirent à quelque chose de bon ?

    Hipparque. Il me semble que oui.

    Socrate. Alors, en concluant ainsi, tu ne peux qualifier d’insensés ceux qui s’adonnent à une activité lucrative. Mais parlons un peu de toi. Aimes-tu ce qui te paraît bon, ou pas ?

    Hipparque. Oui, évidemment.

    Socrate. Existe-t-il un bien que tu ne désires pas ? Un malheur que tu ne détestes pas ?

    Hipparque. Oh non, grand Dieu.

    Socrate. Serais-tu donc si malin que tu ne désires que ce qui est bien ?

    Hipparque. Oui, rien d’autre.

    Socrate. Pose-moi la même question, et je t’avouerai que j’aime tout ce qui me semble bon. Mais à part toi et moi, ne crois-tu pas que les autres aiment aussi ce qui est bien pour eux et détestent ce qui leur fait du mal ?

    Hipparque. Apparemment, oui.

    Socrate. Or, pour ce qui concerne le gain, nous en sommes arrivés à la conclusion, finalement, que c’est une bonne chose, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Oui, tout à fait.

    Socrate. En concluant ainsi, il faut reconnaître que tous les hommes sont âpres au gain. Mais ta première définition impliquait qu’on ne trouverait personne de ce genre. Essayons de nous mettre d’accord et, pour éviter des erreurs par la suite, voyons laquelle de ces deux propositions nous devons adopter.

    Hipparque. Si quelqu’un veut, mon cher Socrate, donner une bonne définition, une définition incontestable, de ceux qui sont âpres au gain, il me semble qu’il dira que par nature ils cherchent à tirer profit de tout ce qui ne rapporte rien aux gens de bien.

    Socrate. Mais ne te souviens-tu pas de ce sur quoi nous nous étions mis d’accord, tout à l’heure ? À savoir que faire du gain, ce n’est rien d’autre que de tirer profit de quelque chose.

    Hipparque. Oui, et alors ?

    Socrate. Eh bien, nous en étions arrivés à la conclusion que tout homme aime naturellement ce qui est bien pour lui et lui rapporte.

    Hipparque. Oui, nous étions d’accord là-dessus.

    Socrate. N’est-il donc pas évident que tout homme de bien est avide de gain, puisque le gain est un bien ?

    Hipparque. Oui, c’est tout à fait vrai. Mais ils n’aspirent pas à un gain qui pourrait les léser.

    Socrate. Par « léser », veux-tu dire subir un dommage, ou quelque chose de ce genre ?

    Hipparque. Un dommage, c’est cela, exactement.

    Socrate. Mais subit-on un dommage en gagnant ou en perdant ?

    Hipparque. Les deux sont possibles ; une perte est forcément un dommage, mais un gain malhonnête et indigne peut en provoquer aussi.

    Socrate. Crois-tu qu’une chose bonne et utile puisse être mauvaise ?

    Hipparque. Non.

    Socrate. N’avons-nous pas conclu tout à l’heure que le gain et la perte (laquelle ne peut être qu’une mauvaise chose) sont totalement opposés et contraires l’un à l’autre ?

    Hipparque. Oui, c’est vrai.

    Socrate. Ne sommes-nous pas également tombés d’accord sur le fait que si le gain est le contraire de la perte (qui est nuisible), il s’ensuit naturellement qu’il n’apporte que du bien ?

    Hipparque. Oui.

    Socrate. Ne vois-tu pas comment tu essaies de me tromper en tenant systématiquement des propos contraires à ce dont nous étions convenus ?

    Hipparque. Non, par Jupiter, cher Socrate ! C’est toi au contraire qui m’induis en erreur, et je ne sais comment il se fait qu’en discutant, tu jettes la confusion dans mon esprit.

    Socrate. Je t’en prie, ne me reproche pas cela ; car ce n’est pas du tout mon intention, et si c’était le cas, je trahirais le conseil et la pensée d’un homme de bien, un homme sage en tous points.

    Hipparque. Qui donc ? Que veux-tu dire par là ?

    Socrate. Cet homme est un habitant de notre ville appelé comme toi Hipparque, c’est le fils aîné de Pisistrate Philædonicos, bien plus sage et plus intelligent que ses frères. Dans nombre des grandes entreprises qui furent les siennes, il témoigna de son savoir et de ses inestimables connaissances. Il fut le premier à introduire les livres d’Homère dans notre ville, le premier à refonder les fêtes et magnificences des jeux publics, qui existent encore de nos jours. Ce fut lui aussi qui invita en cette ville le poète Anacréon de Téos, lequel arrive à bord d’un navire de cinquante rames, ce fut lui qui, pareillement, accueillit avec force honneurs et cadeaux le poète Simonide de Kéos, qui resta à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours.

    Ce faisant, Hipparque n’avait qu’un seul but : rendre ses concitoyens vertueux, leur procurer une vie agréable, et gouverner des citoyens qui lui ressemblent, et non des gens malhonnêtes et corrompus. Il était d’une bonne et heureuse nature, qui le poussait à faire en sorte que chacun acquière sagesse et vertu. Il fit donc bénéficier ses concitoyens de ses lumières – tous étaient émerveillés par son immense savoir –, et il déploya toute son énergie pour instruire les gens de la campagne et les étrangers ; et pour que cela soit plus aisé, il fit dresser des hermès à tous les carrefours de la ville et devant les principales maisons de chaque quartier. Puis il rassembla toute la sagesse qu’il avait acquise lors de ses études ou qu’il avait lui-même conçue, il en composa des vers qu’il intitula « Institutions et préceptes d’un sage », pour empêcher que ses concitoyens ne s’étourdissent en une sotte et servile admiration des vulgaires aphorismes de Delphes (« Connais-toi toi-même », « Rien de trop » et autres du même genre) ; et il s’efforçait que ceux qu’il gouvernait révèrent ses préceptes en les considérant comme les meilleurs et les plus divins. Les passants, circulant dans la ville et lisant ces phrases, se mirent à apprécier la sagesse d’un philosophe comme lui ; ils quittèrent leurs champs et leurs bois pour aller écouter d’autres préceptes de cette même eau. Or, sur ces colonnes étaient inscrites deux épigrammes : l’une sur la partie gauche de la colonne, où Hermès se présentait au lecteur et l’enjoignait à suivre ces préceptes ; l’autre, sur la partie droite, disait : Précepte d’Hipparque. Aussitôt après venait le texte même : Efforce-toi de faire ce qui est bon et juste. Il y avait ainsi sur les colonnes plusieurs injonctions bonnes à suivre ; entre autres il y en avait une, sur le chemin qu’on appelle le Stiriaque, qui disait : Précepte d’Hipparque – Ne trompe jamais ton ami. Et donc, pour revenir à ce que nous disions, ne va pas imaginer que si tu es mon ami (et c’est précisément le cas), je pourrais vouloir te tromper, et désobéir ainsi à l’injonction d’un philosophe aussi admirable. Quand il mourut, un de ses frères, Hippias, opprima les Athéniens sous une tyrannie durant trois ans. Tu as dû entendre dire que la tyrannie n’avait jamais eu lieu en cette cité sauf à cette époque. Les Athéniens, le reste du temps, ont toujours vécu dans une liberté semblable à celle dont ils jouissaient sous le règne de Saturne. Quant à la mort d’Hipparque, les gens instruits en donnent une autre version que celle qui circule parmi les gens du peuple. Ces derniers racontent qu’il perdit la vie pour avoir offensé la sœur d’Harmodius, une canéphore – ces femmes qui portent les corbeilles aux cérémonies des Panathénées – : ce sont là des racontars. La vérité est qu’Harmodius était aimé d’Aristogiton, qui lui donnait des leçons de philosophie, espérant en recevoir une bonne récompense. Hipparque s’en trouva contrarié et mécontent. Là-dessus Harmodius tomba amoureux d’un jeune homme dont j’ai oublié le nom ; au début, ce jeune homme éprouva une grande admiration pour Harmodius et Aristogiton, qu’il considérait comme des philosophes de grande sagesse. Puis, de plus en plus proche d’Hipparque, il se mit à les regarder de haut et à se moquer d’eux autant qu’il le pouvait. Les deux autres, furieux, tuèrent Hipparque.

    Hipparque. J’ai bien l’impression, d’après ce que tu racontes, mon cher Socrate, que tu ne me tiens pas pour ton ami. Et même si c’était le cas, il y a de grandes chances pour que tu ne respectes pas le précepte d’Hipparque. Car j’ai du mal à croire que tu ne cherches pas à me tromper en discutant avec moi.

    Socrate. Puisque c’est là ce que tu penses, faisons comme si nous effacions tous les arguments que nous avons échangés, comme si c’était un coup de dés ou de jacquet qui aurait compté pour rien ; comme cela tu t’ôteras de la tête l’idée que je t’ai trompé. Voyons : veux-tu changer d’avis sur le fait que tout homme aspire à faire du profit ?

    Hipparque. Non, je reste de cet avis.

    Socrate. Et l’idée sur laquelle nous étions tombés d’accord, à savoir que la perte est un mal qui ne cause que des désavantages ?

    Hipparque. Je ne veux pas non plus revenir là-dessus.

    Socrate. Et sur le point que j’ai soutenu, à savoir que le gain est le contraire de la perte et que faire du gain est le contraire de subir une perte ?

    Hipparque. D’après moi, cela aussi reste vrai.

    Socrate. Est-ce que tu n’es pas d’accord que le gain est une bonne chose, le contraire d’une mauvaise chose ?

    Hipparque. Il n’y a pas de raison de changer d’avis sur ce point.

    Socrate. Alors, tu crois, d’après ce que tu disais, que certains gains sont bons, et d’autres pas ?

    Hipparque. Oui.

    Socrate. C’est cela que je souhaite éclaircir à présent. Car à supposer que ce soit vrai, ce sont bien des gains tous les deux, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Que veux-tu dire ?

    Socrate. Tu vas comprendre. La viande que nous mangeons tous les jours pour nous alimenter, elle peut être bonne ou mauvaise, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Oui.

    Socrate. Mais une viande est-elle plus viande qu’une autre ? Elles sont bien des viandes toutes les deux, n’est-ce pas ? Compare-les : en tant que viande, elles ne diffèrent en rien ; elles diffèrent seulement en ce que l’une est bonne et l’autre ne l’est pas.

    Hipparque. Tu as raison.

    Socrate. N’est-il pas vrai que le vin ou l’eau que nous buvons, ou les autres boissons, qui sous tel aspect peuvent être mauvaises, n’ont entre elles aucune différence quand on les compare, qu’elles sont semblables l’une à l’autre, de même qu’un homme est toujours homme, du point de vue de sa forme et de son essence, même si les mœurs de l’un sont bonnes et celles de l’autre ne le sont pas ?

    Hipparque. C’est tout à fait comme tu le dis.

    Socrate. Et pourtant, aucun de ces hommes, à ce qu’il me semble, ne sera plus ou moins homme que l’autre : l’homme bon par essence ne sera pas plus homme que celui qui est mauvais, et inversement.

    Hipparque. Tu as raison.

    Socrate. Ne pouvons-nous juger de la même façon quand il s’agit de gain ? Dire qu’un gain, bon ou mauvais, reste toujours un gain ?

    Hipparque. Cela est imparable.

    Socrate. Donc celui qui fait un gain honnête et raisonnable ne gagne pas plus que celui qui en a fait un mauvais et inique ; il apparaît que l’un et l’autre gain se valent en ce qu’ils sont toujours des gains : nous nous étions mis d’accord là-dessus.

    Hipparque. Certainement.

    Socrate. Mais d’après toi, est-ce que l’un ou l’autre de ces gains, qu’il soit acquis de façon juste ou non, procure à celui qui en bénéficie un avantage sur son camarade ?

    Hipparque. Non, ni l’un, ni l’autre.

    Socrate. Dans ce domaine, dans la mesure où il n’y a pas de moyen terme, comment est-il possible que l’un puisse recevoir plus et l’autre, moins ?

    Hipparque. Je reconnais que c’est absolument impossible.

    Socrate. Donc puisque tu admets que ces deux gains, tels que nous les avons définis, procurent autant de bien à celui qui les reçoit, il reste encore à voir la raison pour laquelle tu t’apprêtes à les qualifier tous les deux de gain ; à voir et réfléchir aussi ce que tu te représentes de leurs qualités respectives. Et à ce sujet, je vais forger un exemple que j’emprunterai à ma propre personne. Admettons que tu me poses la question : pourquoi, quand une viande est bonne ou quand elle mauvaise, je l’appelle toujours viande ? Il est certain que je te répondrais que puisque, dans les deux cas, elle nourrit le corps d’une substance sèche, je l’appelle d’une seule et même dénomination : viande. Tu ne pourrais nier que j’ai bien fait, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Je l’admets.

    Socrate. Pour ce qui est de la boisson, je te répondrais de la même manière : dans la mesure où il s’agit d’une nourriture du corps dont la substance est humide, on l’a appelé ainsi, peu importe que la substance soit bonne ou mauvaise ; et je te répondrai toujours ainsi pour les autres choses analogues ; efforce-toi donc de faire comme moi, d’être impartial dans tes réponses. Je te pose donc à présent cette question. Soit une chose que tu nommes gain, une chose bonne ou mauvaise : pourquoi la dénommes-tu ainsi, « gain » ? Si tu hésites à me répondre, prends garde au raisonnement que je vais faire. Ne dis-tu pas qu’il y a gain quand quelqu’un acquiert quelque chose sans rien dépenser ou quand le profit est supérieur à la dépense totale ?

    Hipparque. Oui, je pense que dans ce cas on peut parler de gain.

    Socrate. Mais comment vois-tu exactement les choses ? Veux-tu dire qu’il y a gain quand par exemple quelqu’un s’est rassasié de viande, n’a rien dépensé et en a attrapé une maladie ?

    Hipparque. Non, je ne l’entends pas ainsi.

    Socrate. Et si ce même homme ne tombe pas malade après avoir mangé cette viande, mais qu’au contraire le repas lui a donné meilleure santé, à tes yeux serait-ce là un gain ou un dommage ?

    Hipparque. Un gain.

    Socrate. Toute acquisition n’est donc pas forcément un gain ?

    Hipparque. Non, certainement pas.

    Socrate. Tu maintiens que celui qui acquiert une chose, bonne ou mauvaise, ne fait pas forcément un gain ?

    Hipparque. Oui, il me semble.

    Socrate. Et qu’il ne souffre pas non plus de dommage ?

    Hipparque. C’est bien mon avis.

    Socrate. Ne te rends-tu pas compte que tu reviens à ce que tu disais au début de notre discussion ? Car tu es d’accord, en disant cela, qu’un gain suppose toujours un bien, et une perte un mal.

    Hipparque. Je ne sais que te dire.

    Socrate. Ça ne m’étonne pas. Mais réponds à la question que je vais te poser à présent. Si quelqu’un reçoit plus qu’il ne dépense, ne dirais-tu pas qu’il fait un gain ?

    Hipparque. Je ne dirais pas qu’il perd, du moment qu’il a donné une petite pièce d’or ou d’argent et qu’il en a reçu en échange plus qu’il n’en a donné.

    Socrate. Je vais plus loin. Si quelqu’un échange une demie livre d’or contre une livre d’argent, diras-tu qu’il gagne ou qu’il perd ?

    Hipparque. Qu’il perd, bien sûr, Socrate ! Car il reçoit seulement deux écus pour quelque chose qui en vaut quatre.

    Socrate. Mais tu ne nieras pas qu’il reçoit plus qu’il ne donne. Car deux fois quelque chose vaut plus que la moitié d’une autre chose, non ?

    Hipparque. Sur ce point, je te répondrai que l’argent n’a pas la même valeur que l’or.

    Socrate. Donc, en matière de gain, il faut toujours tenir compte du prix et de la valeur de la chose dont on escompte un gain ; d’après ce que tu me dis, bien qu’il y ait une plus grande quantité d’argent que d’or, sa valeur et son prix sont inférieurs, et une plus petite quantité d’or a une bien plus grande valeur.

    Hipparque. C’est cela, c’est tout à fait juste.

    Socrate. Donc pour évaluer un gain, tout dépend de la valeur de la chose qui procure ce gain. Mais alors, veux-tu dire par là qu’on ne peut acquérir aucun gain d’une chose qui n’a nulle valeur ?

    Hipparque. C’est exactement ce que je pense.

    Socrate. Et quand tu dis que quelque chose a du prix, tu veux bien dire que cette chose mérite d’être recherchée et acquise, n’est-ce pas ?

    Hipparque. Qu’elle mérite seulement d’être acquise.

    Socrate. Et ce qui mérite d’être acquis, est-ce utile ou inutile ?

    Hipparque. Utile.

    Socrate. Et ce qui est utile, n’est-ce pas bon ?

    Hipparque. Si, sans aucun doute.

    Socrate. Ô homme intrépide que tu es ! N’avons-nous pas déjà conclu trois ou quatre fois que le gain est une bonne chose en soi ?

    Hipparque. Il me semble que si.

    Socrate. Te souviens-tu à quel moment nous en sommes arrivés à cette conclusion ?

    Hipparque. À peu près.

    Socrate. Si tu ne t’en souviens pas, je vais te rafraîchir la mémoire. C’était quand tu te demandais si les gens de bien devaient accepter indifféremment tout gain, quel qu’il soit, ou n’accepter que les biens et non les maux qui en découlent.

    Hipparque. Oui, c’était bien à ce moment-là.

    Socrate. Et la raison ne nous a-t-elle pas forcés à admettre que tout gain, petit ou grand, est bon ?

    Hipparque. À coup sûr, ta façon subtile de me poser des questions, cher Socrate, m’a obligé à aller dans ton sens, plutôt qu’elle ne m’a persuadé par la raison : mais la raison finira par me persuader que tes propos sont justes.

    Socrate. Mais que tu te laisses persuader de cela ou que tu penses et ressentes les choses différemment de moi, ne m’accordes-tu pas toujours qu’en matière de valeur, tout gain, petit ou grand, peut être qualifié de bon, sans discussion ?

    Hipparque. Oui, je suis d’accord.

    Socrate. N’es-tu pas d’accord aussi pour dire que toute personne honnête cherche à acquérir du bien et à faire du profit ?

    Hipparque. Je le reconnais aussi.

    Socrate. Et pourtant tu disais que les gens méchants et malhonnêtes désiraient eux aussi faire du gain coûte que coûte, petit ou grand. Donc, d’après ce que tu dis, les gens honnêtes et les gens malhonnêtes convoient pareillement le gain ?

    Hipparque. On pourrait difficilement affirmer le contraire.

    Socrate. Donc nul homme ne peut reprocher à quiconque son amour du gain, vu que lui-même, tout comme les autres, n’y est pas indifférent.

    De la covvoytise,
    et affection de gaigner

    Argument
    Le subiect, que Platon poursuit fort subtilement, & briefuement en ce Dialogue, est, que tout Homme appette l’augmentation de son bien. Et ce tousiours soubs tiltre de bonne, & honneste vtilité. Qui est le vray, & seul gaing, que l’Homme doibt desirer.


    Les interlocvtevrs :
    Socrates, Hipparchvs

    Socrates. Quelle diffinition peult on bailler proprement sur la couuoytise de gaing ? Qui sont ceulx, qui sont esprins de telle affection ?

    Hipparchvs. II me semble, que ce sont ceulx qui pretendent, & cherchent gaing sur choses de nulle estime, & valeur.

    Socrates. Mais t’est il aduis, qu’ilz sçauent, ou qu’ilz ignorent, que les choses, qu’ilz pourchassent sont de nul pris ? S’ilz l’ignorent, ie dis, qu’ilz sont folz, & hors du sens.

    Hipparchvs. Toutesfoys ie ne les appelle pas folz, ains caults, & mauluais, & surmontés de la couuoytise de gaing. Bien congnoissants, que les choses sur lesquelles ilz veulent gaigner, sont totalement de nulle estime, ce neantmoins, ilz sont si imprudents, que sur ycelles ilz fondent quelcque lucratifue.
    Socrates. Appelles tu telz personnages couuoyteux de gaing ? As tu telle opinion d’eulx que tu aurois d’vng Laboureur, lequel, bien congnoissant que le fruict d’vng arbre ne vault rien, pour cela il ne laisse de le planter, & pretend en faire quelcque proffict ?

    Hipparchvs. Sache, Socrates, qu’vng Homme addonné à la lucratifue cherche gaing, & proffict de toutes parts.

    Socrates. Ie te prie, ne parle poinct ainsi à la vollée, comme si pour quelcque oultrage repceu, tu estois courroucé contre quelcqu’vng. Mais prends garde à mes parolles, & me responds attentifuement comme si derechef ie commençoys à t’interroger. Me confesses tu, que l’Homme couuoyteux de gaing congnoist combien vault la chose sur laquelle il veult gaigner ?

    Hipparchvs. Ie te le confesse.

    Socrates. Or, affin que nous enflions vng peu nostre langage, & que nous vsions de termes elegants, & remplis de sapience, comme veulent faire ceulx qui deffendent les causes en jugement, dy moy qui est celluy qui, en matières de plantes ou arbres, congnoist en quelle région, en quel lieu, & en quel temps il les fault commodement planter ?

    Hipparchvs. Ie pense que ce soit le Laboureur.

    Socrates. Dy moy aussi : penses tu que ce soit tout vne chose, c’est assçauoir estre digne de quelcque gaing, & estimer qu’il faille gaigner ?

    Hipparchvs. Ie le pense ainsi que tu le proposes.

    Socrates. Ne tasche point de me decepuoir sur ma vieillesse, en me respondant par vne ferueur de ieunesse tout au contraire de ce, que tu sens : mais responds moy à la vérité. Tiens tu celluy pour laboureur, lequel pretend auoir gaing sur vne plante, qu’il sçait, & congnoist indigne totalement d’estre plantée ?

    Hipparchvs. Non, par le grand Dieu Iuppiter.

    Socrates. D’aduantage : si quelcque Homme d’arme congnoist, que le foing, qu’il baille ordinairement à son cheual, ne vault rien, cuydes tu, qu’il ignore, que le cheual ne s’en aille perdu ?

    Hipparchvs. Ie cuyde, qu’il congnoist bien cela.

    Socrates. Il n’espere doncq’ point faire de gaing sur
    telle nourriture.

    Hipparchvs. Non, pour certain.

    Socrates. As tu ceste opinion, que si vng Patron de Galere garnist ycelle d’une meschante peaultre, & de meschantes remes, il ne congnoisse bien, qu’il en recepura dommage : & que par cela il est en danger, que luy, & sa Galere, & tout ce, qui est dedans, ne vienne à la fin à perdition ?

    Hipparchvs. Certainement il ne peult ignorer cela.

    Socrates. Il ne pretend doncq’ point de gaing de telz, & si meschants instruments.

    Hipparchvs. Cela est tout vray.

    Socrates. Semblablement si vng chef de guerre voit son exercite mal en ordre, & mal fourny d’armes, est il si hors du sens, qu’il espere, ou qu’il cuyde estre raisonnable de desirer quelcque gaing d’une assemblée si mal munie des choses, qui luy sont necessaires ?

    Hipparchvs. L’oultrecuidance seroit trop grande.

    Socrates. Pareillement si vng ioueur de Flustes, ou d’Orgues, ou de Harpe, a vng meschant instrument : ou si vng Archier est contrainct d’vser d’ung meschant arc : & (pour le dire en brief) si tout artisan, & sçauant en quelcque chose que ce soit, n’a les instruments telz, qu’il luy faut, & de tel appareil, & estime, qu’il appartient en tel cas, pensera il iamais faire gaing par choses de nulle value ?

    Hipparchvs. II est tout manifeste, que non.

    Socrates. Qui sont doncq ceulx, que tu appelles couuoyteux de gaing ? Car il n’y en a nul de touts ceulx, que ie t’ay nommés cy dessus : attendu, que selon ton dire, ilz taschent de tirer gaing de certaines choses, où gaing, & proffict ne peult escheoir, & qui sont hors de la prudence humaine.

    Hipparchvs. Par ce moyen, que tu proposes, ô Socrates entre touts esmerueillable, il ne se trouuera aulcun, qui se puisse appeller veritablement addonné au gaing. Toutesfoys ie diray tousiours ceulx estre telz, lesquelz, par vne couuoytise inextinguible, entrent en vng desir de toutes choses, soient de petite consequence, ou de nul pris : & sur icelles pretendent gaing, & proffict.

    Socrates. Si est ce, ô Hipparchus bon entre les bons, que pour cela, ilz n’ont pas la congnoissance, si les choses par eulx affectées, sont de nulle estime, ou aultrement.

    Hipparchvs. Ie serois bien de telle opinion.

    Socrates. S’ilz ne le congnoissent, il s’ensuict, qu’ilz l’ignorent : & toutesfoys ilz font grand cas de ce, qui est de nul pris.

    Hipparchvs. Il semble, qu’ilz le facent ainsi.

    Socrates. Disons doncq’ vng peu. Ceulx, que lon nomme couuoyteux de gaing, ne couuoytent ilz pas le gaing ?

    Hipparchvs. Indubitablement.

    Socrates. Et le gaing n’est il pas contraire au dommage ?

    Hipparchvs. Ouy.

    Socrates. Mais est ce chose bonne pour aulcun d’encourir en aulcun dommage ?

    Hipparchvs. Pour nul, qui soit.

    Socrates. Et d’encourir en mal, n’est ce pas mal ?

    Hipparchvs. Mal pour touts ceulx, qui tombent en telle fortune.

    Socrates. Par ainsi la nature du dommage est telle, que les hommes s’en sentent greués.

    Hipparchvs. Il est vérité.

    Socrates. Ne confesses tu doncq’ pas, que dommage est mal pour l’Homme ?

    Hipparchvs. Ie ne contredis à cela.

    Socrates. N’est ce aussi chose contraire au gaing, que dommage ?

    Hipparchvs. Contraire totalement.

    Socrates. Le gaing doncq’ n’est ce vne bonne chose ?

    Hipparchvs. Bonne.

    Socrates. Ne m’accordes-tu doncq’ pas, que ceulx, qui sont couuoyteux de gaing, appetent vne chose bonne ?

    Hipparchvs. Il le semble ainsi.

    Socrates. Certes faisant telle conclusion, tu ne peulx appeller ceulx hors du sens, qui sont affectionnés à la lucratifue. Mais parlons vng peu de toy. Aymes tu, ce qui te semble bon : ou si tu ne l’aymes poinct ?
    Hipparchvs. Ie l’ayme certainement.

    Socrates. Est il aulcun bien, que tu ne desires ? & est il aulcun mal, que tu n’abhorrísses ?

    Hipparchvs. Non, par le grand Dieu Iuppiter.

    Socrates. Tu es par aduanture si cault, que tu ne desires, que tout bien ?

    Hipparchvs. Tout bien, & non aultre chose.

    Socrates. Interroge moy pareillement sur ce poinct. Ie te confesseray rondement, que i’ayme tout ce, qui me semble bon. Mais oultre toy, & moy, ne croys tu pas, que tout aultre ayme son bien, & hayt son mal ?

    Hipparchvs. Il semble, qu’il soit ainsi.

    Socrates. Or quant au gaing, n’auons nous pas conclud à la fin, que c’est chose bonne ?

    Hipparchvs. Ouy, vrayement.

    Socrates. Par ceste conclusion il fault confesser, que touts sont couuoyteux de gaing. Mais par ta premiere diffinition il ne se trouueroit personne couuoyteux de telle chose. Mettons doncq’ vne fin a ce different : & pour n’entrer en erreur par cy apres, voyons, laquelle de ces deux opinions nous debuons tenir.

    Hipparchvs. S’il y a aulcun, ô Socrates, qui vueille donner vne bonne, & seure diffinition sur le faict de ceulx, qui sont couuoyteux de gaing, il me semble qu’il dira, qu’ilz sont de telle nature, qu’ilz cherchent à gaigner sur toutes choses, qui ne sont d’aulcune lucratifue pour les gens de bien.

    Socrates. Mais ne te souuient il pas de ce, qui a esté accordé entre nous prochainement : qui est, que l’effect de gaigner n’est aultre chose, que recepuoir vtilité ?

    Hipparchvs. Pour cela quoy ?

    Socrates. Non peu de chose : car nous auons conclud, que toute personne ayme naturellement son bien, & proffict.

    Hipparchvs. Ie sçay, que nous sommes demeurés de cest accord.

    Socrates. N’est il doncq’ pas manifeste, que touts gens de bien appettent de gaigner, si ainsi est, que le gaing soit chose bonne ?

    Hipparchvs. Cela est tout vray. Mais ilz ne taschent point au gaing, par lequel ilz puissent estre greués.

    Socrates. Appelles tu estre greué, quand on encourt en quelcque dommage, ou semblable chose ?

    Hipparchvs. Ie l’entends seulement, quand on repçoit quelcque dommage.

    Socrates. Mais quoy ? l’Homme repçoit il dommage par augmentation de gaing : ou par dommage mesmes ?

    Hipparchvs. Cela se peult faire & par l’ung & par l’aultre. Car il y a tousiours dommage : c’est assçauoir, au dommage mesmes : & en vng gaing villain, & infame.

    Socrates. As tu ceste persuasion en la teste, qu’en vne chose vtile, & bonne il se puisse trouuer villennie ?

    Hipparchvs. Non.

    Socrates. N’auons nous pas couclud n’agueres, que l’effect d’ung gaing, & dommage (qui ne peult iamais estre que mal) est vne chose totalement opposite, & contraire l’une à l’aultre ?

    Hipparchvs. Ie te le confesse.

    Socrates. N’auons nous pas aussi arresté, que si ie gaing est contraire à dommage (c’est à dire chose mauluaise pour l’Homme) il s’ensuit necessairement que tout bien abonde en luy ?

    Hipparchvs. Nous l’auons ainsi accordé.

    Socrates. Ne voys-tu pas, comme tu t’efforces de me decepuoir, en affirmant expressement toutes choses contraires à notre premier propos ?

    Hipparchvs. Non, par le Dieu Iuppiter, ô Socrates. Mais au contraire : tu me deçoy. Et ne sçay, comme se faict cela, qu’en disputant, tu renuerses tout, hault, & bas.

    Socrates. Ie te prie ne m’impose point cela. Car ie ne te vouldroys point decepuoir. Et en tel cas il me semble, que ie fairoys mal, si ie ne suyuois le conseil, & doctrine d’ung homme de bien, & du tout excellent en sapience.

    Hipparchvs. Qui est ce personnage là ? à quelle fin tend ce tien propos ?

    Socrates. Le personnage est vng habitant de nostre ville, dict Hipparchus, filz aisné de Pisistratus Philædonicus : lequel surmonta touts ses freres en sapience, & excellence d’esprit. Or entre aultres plusieurs choses haultaines, qu’il entreprint, il donna de grands tesmoignages de sçauoir, & sapience singulière. Ce fut le premier, qui introduict les liures d’Homere en ceste ville : & qui remist en leur premier estat les solennités, & magnificences des ieux publicques : qui encores durent à present. Ce fut luy aussi, qui enuoya querir, & feit venir en ceste ville Anacreon Teius, auec vne nauire de cinquante remes. Et qui pareillement auec grands dons, & présents iuduict Simonides Chius de demeurer tousiours auec luy. Lesquelles choses il ne faisoit pour aultre fin, sinon pour rendre ses citoyens vertueux, & bien viuants : & qu’il eust à gouuerner telles gens, & non vicieux, & dissoIuz. Et estoit entré en ceste affection par vne bonne, & honneste nature, dont il estoit plein : laquelle l’incitoit de rendre vng chascun participant de sapience, & vertu. Ayant ainsi bien instruict ses citoyens, tant que chascun d’eulx estoit esmerueillé de son incredible sapience, il mist toute sa fantasie par apres à instruire les laboureurs, & estrangiers. Et pour ce faire plus commodément, il feit dresser des columnes par touts les carrefours de la ville, & deuant les principalles maisons de touts les cartiers d’ycelle. Puis amassant, & recueillant les principaulx points de la sapience, qu’il auoit en partie acquise par estude, & qu’il auoit aussi en partie inuentée de luy mesmes, il en feit certains vers elegiacques : Iesquelz il intitula, Les Institutions, & preceptes de sapience. Ce qu’il feit pour destourner ses citoyens d’une sotte admiration, & reuerence, en laquelle ilz auoient les preceptes vulgaires de l’isle de Delphos : c’est assçauoir, Aye congnoissance de toy : Ne fais rien par trop ; & plusieurs aultres semblables dictons. Et taschoit de faire en sorte, que ceulx, qui estoient soubs son gouuernement, eussent à reuerer les preceptes d’Hipparchus, comme meilleurs, & plus diuins. De manière, que ceulx, qui, en allant, & passant lisoient telles instructions, & qui commençoient à prendre goust en la sapience d’ung tel Philosophe, sortissent des champs, & des boys, pour de plus en plus entendre les aultres preceptes d’une doctrine si excellente. Or en tout cela il y auoit deux Epigrammes. Dont l’ung estoit en la partie senestre de chasque columne : par lequel Mercure admonestoit le Lecteur (& telle estoit le tiltre, & inscription de l’Epigramme) qu’il eust à faire son debuoir en l’intelligence de ces preceptes. L’aultre Epigramme estoit posé en la dextre partie de la columne : & le tiltre en estoit tel, Cecy est vng tesmoignage de la sapience d’Hipparchus. Incontinent apres s’ensuyuoit le precepte. Comme est, Tasche à faire toutes choses bonnes, & iustes. Estant ainsi aux aultres columnes plusieurs fort excellentes institutions, entre les aultres il y en auoit vne au chemin dict Stiriaque. Et le sens en estoit tel. Cecy est vng precepte d’Hipparchus, Ne trompe iamais ton amy. Parquoy (pour reuenir à mon dernier propos) il ne fault poinct, que tu penses, que te tenant pour amy (comme certainement ie te tiens) ie voulusse presumer de te tromper, & contreueuir au precepte d’ung si excellent Philosophe, que le dessusdict. Icelluy mort, vng sien frere dict Hippias tint les Atheniens oppressés de tyrannie par l’espace de troys ans. Et, comme le plus vieil de touts tes freres, tu as bien peu entendre, que la tyrannie n’a iamais heu lieu en ceste ville, que ce temps là. Au demeurant, les Atheniens ont tousiours vescu en semblable liberté, qu’ilz estoient du regne de Saturnus. Quant à la mort d’Hipparchus, les gens de bon sçauoir eu baillent vne aultre occasion, que celle, qui est entre le peuple, c’est assaçauoir, qu’il perdit la vie pour auoir heu en mespris sa sœur Canephoria. Laquelle opinion est sotte, & hors de tout bon iugement. Mais la vérité est telle. Pour ce qu’Aristogito monstroit tout plein de signes d’amour à Harmodius, & qu’il endoctrinoit en Philosophie, par cela il esperoit recepuoir vng grand loyer : c’est assçauoir, qu’il mettoit en peine, & fascherie Hipparchus par ce moyen. Sur cela il aduint, qu’Harmodius print en amour vng certain gentilhomme : du nom duquel il ne me souuient pas bonnement. Et au commencement l’admiration de ce personnage fut grande enuers Harmodius, & Aristogito, comme enuers Philosophes de singulière sapience. Depuis venant en familiarité auec Hipparchus, il commença à les despriser, & à se distraire d’eulx, le plus, qu’il pouuoit. De laquelle chose ces Philosophes fort indignés, conceurent la mort d’Hipparchus : & le tuarent à la fin.

    Hipparchvs. Il semble par ton dire, ô Socrates, que tu ne me tiennes point pour amy : & si tu me tiens pour tel, encores y a il apparence, que tu n’adioustes point foy au precepte d’Hipparchus. Car on ne me sçauroit persuader, que tu ne me deçoipues en disputant.

    Socrates. Puis que tu es en ceste opinion, ie suis content, que nous retractions tout ce, qui a esté debattu entre toy & moy, comme si c’estoit vng coup de det, ou de tables, qui ne fust pour rien compté. Et par ainsi tu perdras la fantasie, que ie t’ays deceu. Or disons doncq’. Veulx tu changer d’opinion en ce, que nous auons dict, que tout homme appette toutes choses de proffict ?

    Hipparchvs. Ie ne veulx point changer d’opinion, quant à cela.

    Socrates. Mais que diras-tu sur ce, que nous auons accordé, que dommage, & l’accident d’icelluy, est vne chose mauluaise, & pleine de desaduentage ?

    Hipparchvs. Ie ne veulx pareillement contreuenir à ce propos.

    Socrates. Que respondras-tu aussi sur ce, que i’ay maintenu, que gaing, & gaigner, & dommage, & recepuoir dommage, sont choses de contraire consequence ?

    Hipparchvs. I’accorde cela de rechef.

    Socrates. Mais parauenture tu ne m’accorderas pas, que le gaing est chose bonne, comme chose contraire à mal.

    Hipparchvs. Ceste opinion ne se doibt aussi retracter.

    Socrates. Or doncques cuydes-tu (comme certainement il appert par tes parolles) qu’il y ayt aulcun gaing bon, & aulcun mauluais ?

    Hipparchvs. Quant à moy, ie suis de cest aduis.

    Socrates. C’est le poinct, que ie te veulx esclaircir maintenant. Car posé Ie cas, qu’il y ayt vng gaing bon, & l’autre mauluais : ce neantmoins, l’ung n’est point plus gaing, que l’autre. N’est il pas vray ?

    Hipparchvs. Quel est le fondement de ceste interrogation ?

    Socrates. Ie te le diray. La viande, que nous prenons tous les iours pour la sustentation de nostre personne, peult estre bonne, ou mauluaise.

    Hipparchvs. Il est ainsi.

    Socrates. Mais vne viande est elle plus viande, que l’aultre ? toutes deux ne sont elles pas viande ? les veulx tu prendre, & entendre, en tant, qu’vne viande ne differe en rien de l’aultre : mais en tant, que l’une est bonne, & l’aultre mauluaise ?

    Hipparchvs. Ce, que tu dys, est veritable.

    Socrates. N’est il pas vray, que le vin, & l’eaue, que nous beuuons, & toutes aultres choses, lesquelles soubs vne mesme espece sont telles, qu’elles peuuent estre en partie bonnes, & en partie mauluaises, ne different aulcunement entre elles sur leur conformité, & similitude indiuisible ? Comme est la qualité vniuerselle d’ung homme, à aultre homme (& ce, selon leur forme, & essence) combien que l’ung soit de mauluaises mœurs, & l’aultre de bonnes.

    Hipparchvs. Il est tout ainsi, que tu le deduis.

    Socrates. Toutesfoys nul de ceulx là (comme il me semble) ne sera plus, ou moyns homme, que l’aultre : & le bon (quant à l’essence humaine) ne sera point plus homme, que le mauluais : ny le mauluais que le bon.

    Hipparchvs. Ton propos est véritable.

    Socrates. Ne pouuons-nous faire semblable iugement en matière de gaing ? tellement qu’ung gaing (soit bon, ou mauluais) soit tousiours gaing ?

    Hipparchvs. La confession de tel cas est ineuitable.

    Socrates. Celluy doncq’ qui faict bon gaing, & raisonnable, ne gaigne point d’aduentage, que celluy, qui le faict mauluais, & iniuste. Et par ainsi il appert, qu’ilz sont egaulx en value de lucratifue, comme desia nous auons accordé par noz propos.

    Hipparchvs. Certainement.

    Socrates. Mais es tu d’aduis, que par l’ung, ou l’aultre de ces deux gaings ia diffiniz, celluy, auquel ilz aduiennent iustement, ou iniustement, ayt aduentage sur son compaignon ?

    Hipparchvs. Ny par l’ung, ny par l’aultre.

    Socrates. En telle matière, ou il n’y a aulcun moyen entre deux, comme est il possible, que l’ung peult plus recepuoir de gaing, & l’aultre moyns ?

    Hipparchvs. Ie confesse, qu’il est totalement impossible.

    Socrates. Doncques puis-que tu confesses, que ces deux gaings entre nous diffiniz rapportent vng semblable bien à celluy, qui les repçoit, il reste au surplus, de veoir, qui est la cause, qui te meut de bailler à touts deux vng mesme nom de gaing : de veoir, & considerer aussi, ce que tu imagines sur la qualité de l’ung, & de l’aultre. Et en cecy ie forgeray vng exemple sur moy mesmes. Prenant le cas, que tu m’interroges, pourquoy c’est, que, si vne viande est bonne, ou mauluaise, ie l’appelle tousiours viande : iI est certain, que ie te repondray, que pour ce que l’une, & l’aultre est vng nourrissement du corps, de substance seiche : à ceste cause ie leur impose vng nom seul, & les appelle tousiours viande. Ce que tu ne sçaurois nyer estre bien faict. Qu’en dys tu ?

    Hipparchvs. Ie le confesse.

    Socrates. Quant au boyre, i’aurois semblable raison de te respondre, t’allegant que, pour ce que c’est vng nourrissement du corps, de substance humide, on luy a imposé tel nom : sans auoir esgard, que telle substance soit bonne, ou mauluaise. Et ne te feray iamais aultre response en toutes aultres choses ainsi entre elles conformes. Parquoy tu doibs tascher d’ensuyure l’equité de mes responses. Ie te demande doncq’ icy, que considères-tu donc en vne mesme chose, pourquoy tu l’appelles gaing, soit icelluy gaing bon, ou mauluais ? Si en cest endroict tu n’es prouueu de response prompte, prends vng peu garde à ce, que ie te vois deduire. N’appelles-tu pas cela gaing, quand vng personnage paruient en la possession de quelcque chose, sans y despendre rien du tout : ou en recepuant plus de proffict, que la despense totale ne monte ?

    Hipparchvs. Il me semble, que ie puis appeler cela gaing.

    Socrates. Quelle toutesfoys est ton intelligence sur ce propos ? Entends-tu ce gaing, comme si quelcqu’ung s’estoit bien repeu de plusieurs viandes, sans rien despendre : & que par ycelles viandes il eust acquis quelcque maladie ?

    Hipparchvs. Ie ne l’entends pas ainsi.

    Socrates. Et si ce personnage mesmes ne tomboit en inconuenient de maladie par ces viandes, ains qu’il se fust remys en bonne santé par repas, cela te sembleroit il gaing, ou dommage ?

    Hipparchvs. Gaing.

    Socrates. Ce n’est doncq’ pas gaing, qu’une indifférente acquisition de toutes choses.

    Hipparchvs. Non certainement.

    Socrates. Maintiens-tu, que celluy ci ne gaigne pas, qui paruient indifferemment à quelcque chose, soit bonne, ou mauluaise ?

    Hipparchvs. Il le me semble.

    Socrates. Et que celluy aussi ne tombe en dommage, auquel il aduient quelcque cas : soit bien ou mal ?

    Hipparchvs. Mon opinion n’est point aultre.

    Socrates. Ne vois-tu pas que tu reuiens à ton premier propos ? Car tu m’accordes par ton dire, que le gaing n’est iamais sans bien : & le dommage n’est iamais sans mal.

    Hipparchvs. Ie ne sçay, que ie doibs dire.

    Socrates. Tu n’es pas hors de propos, sans cause. Mais responds moy à ce, que ie te voys demander. Si quelcqu’ung repçoit plus, qu’il ne despend, ne diroys-tu pas, qu’il gaigne ?

    Hipparchvs. Ie ne diray poinct, qu’il perd, moyennant qu’en baillant quelcque petite piece d’or, ou d’argent, il en reçoipue par cela vne plus grande.

    Socrates. Ie te demande d’aduentage. Si quelcqu’ung baille vne demye libure d’or, pour vne libure d’argent : diroys tu, que cestuy là faict gaing, ou perte ?

    Hipparchvs. Perte pour certain, ô Socrates : car pour vne chose vallant quattre escuz, il en repçoit vne de deux escuz seulement.

    Socrates. Si ne me sçaurois-tu nyer, qu’il ne repçoiue plus, qu’il ne baille. Qui plus est : vne chose doublée, n’est elle pas de plus grand’ valeur, que la moytié de quelcqu’aultre ?

    Hipparchvs. Quant à cela, ie te responds, que l’argent n’est pas de telle estime, que l’or.

    Socrates. II fault doncq’ en matiere de gaing, exprimer tousiours le pris, & value de la chose, sur laquelle le gaing se peult faire. Et par tes parolles tu veulx conclurre, que, combien que l’argent soit en plus grand’ quantité que l’or : ce nonobstant, il n’est point tant precieux, ny tant à estimer : & qu’une moyndre quantité d’or est beaucoup de plus grand’ value.

    Hipparchvs. Voyla le poinct. Et telle en est la verité.

    Socrates. Doncques tout gaing consiste en l’estime de la chose, de laquelle il peult proceder, soit petite, ou grande. Mais, apres tout, veulx tu inferer, que sur vne chose de nulle estime il ne se puisse faire gaing ?

    Hipparchvs. Ie ne le pense point aultrement.

    Socrates. Et quant à ce, que tu appelles digne, & precieux, l’entends-tu aultrement, que digne d’estre poursuiuy, & acquis ?

    Hipparchvs. Digne seulement d’estre acquis.

    Socrates. Et ce, qui est digne d’estre acquis, est ce chose vtile ou inutile ?

    Hipparchvs. Vtile.

    Socrates. Ce, qui est vtile, n’est il pas bon ?

    Hipparchvs. Il est bon, sans aulcun doubte.

    Socrates. O personnages des plus magnanimes du monde ! N’auons nous pas desia conclud troys, ou quattre foys, que le gaing est vne bonne chose de soy mesmes ?

    Hipparchvs. Il le semble.

    Socrates. Te souuient il d’ou s’esmeust ce propos ?

    Hipparchvs. Il m’en souuient à peu pres.

    Socrates. S’il ne t’en souuient, ie te le reduiray bien tost en memoire. Ce propos fut esmeu entre nous, sur ce, que tu doubtois, assçauoir mon, si les gens de bien ne vouloient accepter indifferemment touts gaings : ains scullement les biens, & non les maulx, qui en procedent.

    Hipparchvs. Ce fut de là iustement.

    Socrates. Et lors la raison mesmes ne nous contraignit-elle pas de confesser, que touts gaings sont bons, iaçoit qu’ilz soient petits, ou grands ?

    Hipparchvs. Certainement la subtilité de tes interrogations, ô Socrates, me contraignit plus allors, que ie ne repceus de persuasion par la raison, que tu me mets au devant : Raison toutesfoys me pourra persuader ce, que tu debas, & veulx prouuer estre vray.

    Socrates. Or soit, que tu te laisses persuader, quant à cela : ou que tu ays quelcque affection, & opinion différente : ne m’accordes-tu pas tousiours, que touts gaings d’estime petite, ou grande, se peuuent appeller bons, sans aulcun contredict ?

    Hipparchvs. Ie consens bien à cela.

    Socrates. Ne consens tu pas aussi, que toute personne vertueuse appette son bien, & proufict ?

    Hipparchvs. Ie le confesse pareillement.

    Socrates. Et toutesfoys tu disois, que les mauluais & vitieux desiroient aussi toute espèce de gaing, fust grand, ou petit. Et par ainsi selon ton propos, les bons, & mauluais ne sont ilz pas également couuoyteux de gaing ?

    Hipparchvs. On ne pourroit facilement contredire à ceste conclusion.

    Socrates. Parquoy il n’y a nul, qui iustement sceust vituperer les esprits addonnés au gaing, attendu que luy, ny aultre ne se trouue exempt de telle affection.

    Fin.