• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • XVIe - XXIe siècle : l’humanisme au risque de l’hérésie

    Entretien avec Milad Doueihi, université de Laval, Québec et
    Pierrette Turlais, éditions Artulis

    Au début de sa carrière, Dolet est accusé de plagiat puis objet de polémiques avec Érasme autour de questions de traduction. À la fin de sa vie, c’est un point de traduction qui l’envoie au bûcher. Que font les humanistes quand ils traduisent ?

    Au xvie siècle, la traduction est à la fois le vecteur de transmission du savoir classique et d’une forme de sagesse, mais, du point de vue de l’autorité de l’Église et du politique, elle comporte toujours le risque de véhiculer des messages susceptibles d’hérésie ou d’opposition. D’ailleurs, on constate à cette époque toute une gymnastique intellectuelle des théologiens pour tenter de faire converger les textes de Platon, d’Aristote ou d’autres vers les doctrines de l’Église. Pour certains, la traduction en général et les traductions de Dolet en particulier sont des actes dangereux. De fait (qu’il ait plagié [1] ou pas à mon avis importe peu), les siennes montrent une fidélité à la pensée et à la forme des textes classiques qui ne permet pas de modification ou de négociation avec le texte original. Il se trouve également que les textes que Dolet a traduits peuvent être lus de manière figurative ou allégorique, mais aussi susciter des critiques : c’est ce qu’ont fait ses détracteurs en l’accusant, entre autres, de double langage.

    Dolet incarne de manière assez particulière et importante toute cette tradition humaniste car, en relisant et en traduisant les textes de l’Antiquité, il oppose, comme d’autres avant lui, deux manières de lire lourdes de conséquences. L’une reproduit les idées prescrites par les autorités, l’autre y voit l’opportunité d’une réflexion critique. C’est par une sorte d’abandon de la tradition théologique que le lettré se distingue et qu’il veut offrir sa propre contribution au savoir. Et c’est bien également une des caractéristiques de l’hérétique que d’exercer sa possibilité de penser autrement.

    Au xve siècle déjà, l’humaniste Lorenzo Valla illustre de façon exemplaire l’enjeu que peut représenter une traduction : sa maîtrise des langues anciennes, du document comme on dit aujourd’hui, a permis, on s’en souvient, de démontrer que la Donation de Constantin [2] était un faux. Cette question de la traduction se pose ensuite avec les textes du début du xviie siècle et, de manière explicite, chez une figure comme celle du Père Garasse par exemple, opposé au principe de la traduction qui, pour lui, conduit toujours à la corruption des catholiques. Garasse était sans doute un jésuite burlesque, mais il a joué un rôle très important dans la condamnation des libertins du premier xviie siècle.

    Quel est à l’époque le rôle de la langue latine ?

    L’Église a toujours cherché à imposer son contrôle du savoir par le latin et il faut se rappeler qu’elle s’est longtemps opposée à la traduction de la Bible et à celle d’autres textes. La langue des clercs, la langue monastique, la langue de la théologie est le latin, qui n’est pas la langue du peuple, et une séparation très nette permet alors un contrôle très efficace du savoir. Il faut se rappeler aussi qu’on est à une période où une relative minorité seulement a accès au livre imprimé, même si les idées circulent au-delà des seuls premiers lecteurs.


    L’hérésie repose selon vous sur un écart.

    Je crois que ce qui est intéressant dans la figure de l’hérétique, d’un point de vue philosophique ou religieux doctrinaire, c’est la subtilité de sa position. L’hérétique est en effet un croyant, mais en quelque chose qui n’est pas nécessairement la doctrine officielle. Il fait le choix d’assumer un écart vis-à-vis d’elle, malgré le prix qu’il sait pouvoir payer en faisant ce choix. C’est donc tout d’abord une figure éthique qui assume la responsabilité de ses convictions. À mon avis, Dolet et d’autres hérétiques avec lui sont des cas déterminants car ils ont façonné ce qui s’articulera de manière plus explicite un siècle plus tard. Il y a chez eux toute une quête de l’autonomie du sujet pensant vis-à-vis de la doctrine commune. C’est une forme d’individualisme presque radical, une forme de distinction qui n’est pas acceptable à l’époque, surtout quand il s’agit de théologie ou de comportements sociaux associés à des formes politiques ou religieuses. On peut toujours critiquer la rhétorique de Dolet et son côté provocateur pour dire qu’il cherche à afficher sa différence, mais sa position en tant qu’hérétique naît bien d’une forme de conviction intérieure, personnelle.

    La seconde dimension de l’hérétique est qu’il ne nie pas les croyances et les convictions de l’autre, même s’il se trouve en désaccord avec lui. C’est important car, du point de vue doctrinaire orthodoxe, c’est dans l’écart, vu cette fois du côté de l’Église comme déviation, perversion, ou mauvaise lecture de la doctrine, que s’inscrit son autonomie.

     

    Le mot d’athéisme est-il anachronique, s’agissant de Dolet ?

    Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’athéisme à cette époque. Mais il y a chez Dolet et certains de sa génération, puis chez d’autres plus tard, un écart là aussi entre une forme de religiosité quotidienne et le travail intellectuel. Les hérétiques distinguent leur réflexion, leur conception du progrès (qu’il soit travail scientifique ou travail poétique comme chez Dolet) de la religion alors lourdement ancrée dans la vie quotidienne et qui représente une sorte de grille où toute la société est embarquée. Dolet incarne une figure d’hérétique, non pas au sens doctrinal que ses accusateurs donnent habituellement à ce mot, mais dans toute sa manière de vivre, de penser et de travailler, d’assumer ses contradictions, de choisir au sens étymologique. Pour lui, la religion est secondaire. Si, dans son discours officiel, il dit avoir toujours été croyant, il s’agit d’affirmations vides qui correspondent à une protection plus qu’à une conviction. Il me semble que Dolet est en fait indifférent. C’est pour cette raison qu’il incarne une rupture, qui ouvre évidemment toute une réflexion.

    On trouve chez Dolet l’idée qu’une nation se construit autour de sa langue et que la langue et les lettres, nouées au politique, contribuent au « bien public ».

    Au xvie siècle, les savants forment le corpus qui permet d’établir la langue officielle. Évidemment, à l’époque on ne parle pas de la même manière qu’au siècle suivant et il faut attendre Vaugelas pour disserter autour du bon usage, avec toutes les polémiques que son texte suscite, jusqu’à Bouhours et autres. Mais, néanmoins, il faut retenir que la question de la langue, et de son contrôle surtout, est à ce moment-là entre les mains du politique. Scipion Duplex a écrit un traité, La Liberté de la langue française au début du xviie siècle, qui porte sur l’idée de savoir s’il faut maîtriser, contrôler l’usage du français, où les polémiques sont également très vives. Dupleix rejoint ici Dolet quand il affirme dans sa poétique et dans son travail de traducteur la nécessité d’opter pour la liberté contre le contrôle. Il me semble que la question de la langue et celle de la nation se rejoignent en ce sens que la diversité et la liberté renforcent leur constitution et leur identité au lieu de les affaiblir. En en restant à une forme homogène imposée, et qui plus est imposée par exclusion, elles courent toutes les deux un risque. Cette conception, essentiellement politique, va déjà évidemment à l’encontre de la monarchie absolue telle qu’elle s’affirmera quelques années plus tard.

    Le débat autour de la langue dans sa forme officielle et dans ses usages pose donc aussi la question de l’orthodoxie et de l’hérésie au sens fort et noble du terme. Ce débat a toujours existé en France – ailleurs aussi mais de façon très différente – et ce qu’il soulève est lourd, qu’il s’agisse de la nation, de la langue ou de tout autre identité qui se veut ou se croit stable sans cette diversité.


    En quoi cette question de la langue vous touche-t-elle personnellement ?

    S’il est vrai que je parle plusieurs langues, en fait, je n’en maîtrise vraiment aucune. Au début, c’est une chose qui me gênait parce que je ne me sentais pas naturel dans une langue spécifique comme on l’est dans sa langue maternelle. Maintenant, j’ai la conviction tout à fait contraire et je trouve qu’être nomade dans plusieurs langues est une force qui permet peut-être de penser de façon hérétique, peu importe, mais qui donne surtout une liberté. Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’avais le sentiment que je ne disais pas bien les choses. Maintenant, je ne me soucie absolument pas de cette question et j’assume ce nomadisme.


    Le nomadisme est une idée très présente dans le numérique.

    Je crois que cette idée de perte de l’autochtonie dans le numérique est fondamentale. Pourquoi ? Parce que le numérique touche à notre rapport à la spatialité la plus intime et la plus publique. Mais c’est en même temps une spatialité très différente des autres, qui n’est ni ancrée dans un paysage spécifique, ni délimitée de la même façon. C’est plutôt un va-et-vient qui change, modifie les espaces et la nature même de ces espaces. Du coup, cette autochtonie entraîne une sorte de perte de ce qui nous identifie habituellement : les marquages généalogiques, linguistiques et autres. Avec le numérique, on s’éloigne de tout cela de façon positive, je trouve, même si certaines difficultés se posent, du point de vue de l’État, des autorités ou de la menace d’hyper localisation – qui peut revenir, on le sait, de manière risquée, négative, contraignante.


    Quels sont les points communs entre le xvie siècle et notre époque sur le plan du savoir ? En quoi les digital humanities concernent-elles l’humanisme du xvie siècle ?

    Le xvie siècle et la période actuelle ont en commun une profonde mutation qui porte notamment sur la complexité du savoir, les apprentissages et la transmission. Avec l’économie du savoir numérique, c’est un nouvel espace qui se met en place et modifie, de la même manière qu’au xvie siècle et au-delà, toute notre culture. En tout cas en Occident.

    L’humanisme du xvie siècle correspond en premier lieu à une prolifération de la méthode critique associée à la lecture des textes classiques et à leur réception. Son attention se porte sur la tradition en partie oubliée par l’Église et à cause d’elle, revenue en partie aussi grâce à elle et aux débats qu’elle a suscités et qui ont à la longue modifié nos rapports avec elle.

    Le numérique a la particularité de modifier notre lien à l’héritage – des concepts, des documents, du patrimoine, des archives … –, mais également le rapport aux objets que nous produisons, et nos habitudes sont à présent différentes. La façon dont les humanistes du xvie siècle ont travaillé comme érudits et comme savants est à la fois très distincte et très proche de nos pratiques actuelles. Elles reposent toutes les deux sur notre manière de regarder ces objets, de lire et, surtout, de faire circuler les textes. Au xvie siècle, seule l’aristocratie – au sens de naissance ou de minorité – avait accès au savoir, aux langues, et maîtrisait les connaissances. Désormais, c’est avec la surabondance qu’il faut compter et adapter nos pratiques : celles de l’annotation, celles des différentes formes de partage et celles, surtout, des commentaires. Ces commentaires, analytiques et critiques (en dépit de tout ce qu’on peut penser des réseaux aujourd’hui) sont comparables à ceux qui circulaient au xvie siècle, et la façon dont on les partage est également commune aux deux époques. La difficulté repose actuellement sur l’échelle, insoupçonnée au xvie siècle, même si les humanistes ont eux-mêmes beaucoup voyagé et beaucoup produit – leurs réseaux de correspondances sont impressionnants ! Il existe donc bien des structures de réseaux en place avant la République des lettres au sens classique du terme, au-delà des monastères et des institutions religieuses, actifs grâce au patronage notamment ou pour de tout autre raison : d’intérêts, d’amitié… tout a joué.


    Dans le domaine religieux et dans celui de l’humanisme numérique, existe-il actuellement une forme d’hérésie ?

    Sur le plan religieux, l’hérésie existera toujours parce que la doctrine ne peut pas exister sans elle ; en tout cas, c’est l’hérésie qui la fait exister. Comme on le sait, la doctrine ne s’est articulée que pour prendre ses distances et définir des choses que, selon elle, l’hérésie a mal comprises…

    Le numérique est une culture de l’hérésie en dépit de ses tendances monolithiques. Si on y regarde de près, on observe en effet toujours des bifurcations, des modifications, des changements introduits dans le code, la plateforme ou le logiciel, qui permettent de faire autre chose que ce qui est prévu ! L’hérésie repose, à un premier niveau, sur ces déplacements. Mais, au-delà, c’est la nature même du code qui invite à une pratique hérétique car, si elle peut être normative, la culture numérique ne l’est pas exclusivement. Il suffit en fait de modifier le code de façon relativement simple pour le déplacer dans son fonctionnement et, du coup, si une homogénéité domine pendant un moment, d’autres modulations peuvent cohabiter en même temps, dans les mêmes espaces. C’est là en grande partie la richesse de cette culture qui, je crois, permet dans sa conception même une certaine forme d’hérésie. J’ajouterais que ce n’est pas une monoculture et c’est presque un miracle, si on veut rester dans le vocabulaire du religieux, de voir que les plateformes actuelles gérées par des algorithmes sont devenues des lieux de sociabilité absolument étonnants. C’est-à-dire que la régularité a engendré ce lieu de désordre qui caractérise nos formes de sociabilité – même si des théoriciens du réseau affirment l’inverse ! D’un point de vue individuel, il existe bel et bien une certaine liberté et, pour le dire vite, je suis convaincu (et je pense qu’on peut le démontrer), que la culture numérique est une culture de l’hérésie au sens où elle permet une forme d’autonomie si on a, auparavant, acquis le savoir lire et le savoir écrire. C’est aujourd’hui un des enjeux essentiels, à la fois éthiques et politiques, de transmettre largement, non seulement des contenus, mais aussi une compétence et une capacité à l’autonomie. Il faut inventer quelque chose de nouveau, très éloigné de ce qu’on a appelé les nouvelles technologies de communication. C’est un travail énorme !


    Cette question du politique nous ramène au Second Enfer !

    Toute l’histoire de Dolet nous éclaire sur les liens de la religion et du pouvoir – d’où l’importance des épîtres adressées à François Ier en particulier et de leur pathos. Au cours du dernier procès, Dolet ira jusqu’à offrir au roi la traduction de toutes les œuvres de Platon en langue française comme monnaie d’échange pour justifier en quelque sorte sa défense. Cette proposition de troc souligne la différence entre le politique et le savant, comme l’a établie Max Weber [3]. Alors que le savant, habité par l’idée de progrès et d’autonomie de l’intellect ne peut pas sacrifier la raison au profit d’une croyance, le politique est, lui, souvent dans le compromis. Et c’est bien le compromis du roi qui, en fin de compte, coûtera la vie à Dolet.

    L’assurance, peut-être naïve, dans la suprématie de l’intellectuel et de l’esprit qu’on trouve chez lui est le témoignage d’un homme qui pense et qui écrit en dépit de tous les risques qu’ouvre à l’époque l’espace livresque. Bayle raconte, d’après Almeloveen [4], le dernier supplice de Dolet. Ce récit met en scène, une dernière fois, les hésitations de l’incroyant devant le spectacle public et funeste de l’injustice :


    « [...] Le bourreau, ayant préparé toutes choses, l’avertit de penser à son salut, et de se recommander à Dieu et aux saints ; que Dolet ne se pressant point, et ne faisant que marmotter quelque chose, le bourreau lui déclara qu’il avait ordre de lui parler du salut devant tout le monde [...]. Tout aussitôt, Dolet prononça une prière conforme au formulaire du bourreau, et avertit les assistants de lire ses livres avec beaucoup de circonspection et protesta plus que trois fois qu’ils contenaient bien des choses qu’il n’avait jamais entendues ; et s’étant ensuite recommandé à Dieu, il fut étranglé, et puis réduit en cendres ».


    Dolet « marmotte ». Ses derniers mots sont comme une prière, l’ultime défi du condamné. Le dernier spectacle n’est pas le jugement dernier. La mort ne suffit pas. Elle n’a pas tous les pouvoirs. Dolet est seul. Il « marmotte » avant de prononcer les mots conformes exigés par son bourreau. Son testament est tout dans ces derniers mots : lisez-moi !