• Avec le concours et l’engagement des Fondations Edmond de Rothschild
  • Les Bûchers de l’humanisme

    Michèle Clément, université de Lyon

    « Puis aux prisons ne faisait pas trop chaud [1] », avance avec légèreté Dolet pour expliquer sa fuite des cachots humides de La Roanne à Lyon en janvier 1544. Et Guillaume Colletet, qui fit l’histoire de sa vie, de corriger :

     

    « Quand il eût dit qu’il y faisait bien chaud, il n’eût pas mal parlé puisqu’on poursuivait alors bien chaudement ceux qui étaient comme lui soupçonnés de Luthéranisme et des autres opinions nouvelles [2]. »

     

    Un peu d’humour avant l’horreur. L’horreur de la chair qui brûle, le 3 août 1546, place Maubert, et qui prend le dessus sur l’odeur du papier brûlé.

    Le bûcher d’Étienne Dolet n’est pas le premier où meurt, avec ses livres, un humaniste d’avoir été humaniste. Les premiers bûchers pour hérésie luthérienne sont allumés en France en 1523 [3]. Le tout premier fut, semble-t-il, celui de Jean Vallier, ermite, brûlé vif au marché aux Pourceaux à Paris le 8 août 1523, après avoir eu la langue coupée, pour avoir prêché la doctrine de Luther et la conception charnelle du Christ. Ce même jour, les livres de Luther sur lesquels on put mettre la main sont brûlés sur le parvis de Notre-Dame. Le 17 février 1526, c’est un jeune licencié ès lois d’environ vingt-quatre ans dont l’histoire n’a pas gardé le nom qui est étranglé puis brûlé place Maubert pour avoir blasphémé.

    Dès 1526, figurent parmi les hérétiques brûlés des humanistes. L’un des premiers est Jacques Pavan, traducteur de Luther et disciple de l’évêque réformateur Guillaume Briçonnet, brûlé vif le 28 août 1526 comme relaps. Pavan abjure dans un premier temps à Noël 1525, date à laquelle seuls ses livres seront brûlés, mais le fait de revenir sur son abjuration l’enverra à la mort sans clémence. Louis de Berquin fut, peu après aussi, l’un des premiers et des plus célèbres d’entre eux, étranglé puis brûlé le 17 avril 1529 en place de Grève.

    Pendant les dix-sept ans qui séparent la mort de Berquin de celle de Dolet, et qui coïncident avec la seconde moitié du règne de François Ier, soit celle de ses engagements les plus manifestes au profit des arts et des lettres, pendant cette période où se construit la légende du protecteur des lettres, des humanistes – ou de plus modestes passeurs du savoir humaniste, comme des imprimeurs –, périront ad majorem dei gloriam ou, plus strictement, pour préserver l’orthodoxie catholique. Antoine Augereau, imprimeur rue Saint-Jacques, qui donnera plusieurs impressions du Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre en 1533, est ainsi brûlé le 24 décembre 1534 place Maubert, avec ses livres.

    Les enquêtes et les procès d’inquisition vont bon train, sous l’impulsion du syndic de la faculté de théologie Noël Béda, procès menés à partir de 1536 par Mathieu Ory, « inquisiteur général de la foy au Royaulme de France [4] », zélé pourchasseur d’hérétiques, l’Église remettant ensuite à la justice séculière les condamnés pour l’exécution de la sentence. C’est que l’accusation d’hérésie a été brutalement réactivée dans l’espace catholique français avec l’apparition des thèses luthériennes, accusation d’hérésie usitée aussi bien dans les édits royaux, dans les arrêts du Parlement que dans les décisions de la Faculté de théologie de Paris. Le roi, le Parlement et la Faculté de théologie conviennent, chacun à leur niveau de responsabilité, qu’il faut extirper l’hérésie menaçant l’Église et le royaume, au prix de la vie d’un homme ou d’une collectivité tout entière [5] au besoin. Ce ne sera pas le propre des seuls catholiques ; c’est au nom de la même extirpation de l’hérésie que Michel Servet sera brûlé à Genève en octobre 1553 [6].

     

    Le procès, aujourd’hui aisé à faire de la Sorbonne et de ses théologiens, trouve sa limite dans le revers de la médaille que fut la position des calvinistes ; le procès, tout aussi aisé, de la cruauté des Églises et des religions [7] quelles qu’elles soient, trouve également sa limite, d’une part dans le fait que nulle décision de châtiment n’est alors possible sans la décision d’une cour de justice laïque et, d’autre part, que c’est du sein du christianisme que viendra alors la seule courageuse attaque contre les pratiques de persécution.

    Les bûchers ne cessèrent pas après celui de Dolet, bien sûr ; l’instauration de la Chambre ardente par Henri II, au tout début de son règne, va les multiplier, montrant la collusion du pouvoir temporel et de l’Église dans la poursuite des hérétiques. Le temps Berquin-Dolet est le temps d’avant, le temps où le pouvoir royal hésite.

    Ces bûchers, qu’il faut se garder de lire à la seule lumière de nos mentalités contemporaines fortes de la liberté d’opinion et de l’hostilité à la peine de mort, permettent d’évaluer la responsabilité royale et de restituer l’ambivalence de la position de François Ier au-delà de l’hagiographie, d’évaluer la posture d’intellectuels qu’adoptent certains humanistes jusqu’au feu inclusivement et, enfin, d’approcher ce qui nous est devenu très opaque, l’angoisse de l’hérésie et l’aveuglement qu’elle suscite chez la plupart de ceux qui doivent la combattre. Le « forcement des consciences » a toujours été le pire ennemi de la foi ; l’Église l’admet, mais ne parvient pas à ne pas y céder [8].

    Dans les deux cas majeurs que furent le cas Berquin et le cas Dolet [9], le roi François Ier a, dans un premier temps, souhaité épargner les humanistes menacés. Tous les deux ont subi plusieurs procès et ont été condamnés en première instance : Berquin a vécu trois procès entre 1523 et 1529, Dolet – si l’on exclut l’affaire Compaing – trois procès inquisitoriaux aussi, entre 1542 et 1546 ; ce n’est que lors du dernier procès, dans les deux cas, que le roi a cessé de soutenir et Berquin et Dolet.

    Berquin a été protégé par François Ier lors de son premier procès en 1523 pour détention de livres luthériens et profession d’opinions hérétiques. Après avoir pesé sur l’instruction par des lettres répétées à la commission chargée d’enquêter, le roi intervient finalement lors de l’arrestation de Berquin début août, le fait libérer pour une durée de six semaines contre l’avis du Parlement et de la Faculté, et le remet entre les mains de son Grand Conseil pour la suite de l’enquête. Le procès semble enterré, alors que la main de la justice, dans le même temps, s’appesantit sur le cercle de Meaux et sur Lefèvre d’Étaples. Lors du second procès en 1526, qui succède à la condamnation de ses trois traductions d’Érasme, Berquin se cabre contre le Parlement et les théologiens, et va jusqu’à récuser ses juges qui le condamnent le 23 mars comme hérétique. C’est d’abord Louise de Savoie, la reine mère, qui intervient, à défaut de son fils emprisonné en Espagne, pour tempérer l’ardeur des juges, avant que la libération du roi le 17 mars et son arrivée à la frontière le 30 lui permettent à nouveau d’agir lui-même en faveur de son protégé et lui évitent la mort. Berquin, toujours emprisonné, écrit alors à Érasme le 17 avril 1526 :

     

    « Les frelons ont été à nouveau irrités ; ils m’ont accusé d’hérésie devant le Parlement et les délégués du Pape, pour la simple raison que j’avais traduit en langue vulgaire quelques-uns de tes ouvrages, où ils ont osé affirmer que se trouvent les hérésies les plus sacrilèges […] [10] ».

     

    Le Parlement supporte de moins en moins bien les privilèges dont jouissent les supposés ou déclarés hérétiques dans l’entourage royal – Marguerite de Navarre est elle aussi très active pour Berquin – et refuse d’élargir le savant protégé, prisonnier à la Conciergerie malgré les demandes du roi. C’est en novembre seulement que François Ier, après plusieurs sommations, obtient que Berquin lui soit livré au Louvre, mais sans être pour autant relaxé. Alors que la pression sur le roi augmente, que Berquin reste sous le coup d’une condamnation à mort, ce dernier s’attaque alors aux théologiens avec l’arme du comique en rédigeant et publiant La Farce des théologastres [11] qui fait appel à l’opinion publique et, plus audacieux encore, se déchaîne contre Béda en publiant – anonymement – les Douze articles (Duodecim articuli) [12] prouvant que Béda est lui-même un mal-sentant de la foi. Cette audace, difficile à concevoir, qui laisse Érasme pantois, peut légitimer l’appellation d’intellectuel que certains pourraient penser anachronique au XVIe siècle. Berquin a porté sur la scène publique un débat intellectuel et politique destiné à rester confiné dans la sphère de la justice ecclésiale et séculière, il a défié les forces en place, contraint des pouvoirs concurrents à s’affronter en mettant en jeu sa propre vie : il a la carrure de ceux qu’on va appeler intellectuels à la fin du XIXe siècle. Venir à résipiscence était possible, voire fuir – Érasme ne cesse de le lui conseiller – mais Berquin s’obstine. Et l’opinion populaire va se retourner violemment contre lui. En mars 1529, lors du troisième procès qui est en fait la reprise du deuxième, à la demande du roi qui l’a, cette fois, abandonné, Berquin est arrêté puis condamné le 16 avril à « l’amende honorable » et à la prison perpétuelle. L’expression « amende honorable » est d’une douceur trompeuse. Il s’agit de subir une dégradation (perdre son titre de docteur), de faire abjuration publique tête nue une torche à la main, de voir ses livres brûlés en place de Grève, d’avoir sur le parvis de Notre-Dame la langue percée au fer rouge et la fleur de lys marquée au front, puis de croupir en prison au pain et à l’eau jusqu’à sa mort. Berquin fait appel le jour même de la sentence, pourtant assez clémente pour un « hérétique pertinax », réitère et signe son appel le lendemain samedi matin 17 avril et la cour, déclarant cet appel irrecevable, le condamne à être, ce même jour, brûlé en place de Grève avec ses livres.

    On peut rappeler que, même Marot, après sa fuite en Navarre et en Italie, pour rentrer en grâce à la cour et éviter de plus lourdes sanctions, acceptera de faire abjuration à Lyon sur le parvis de la cathédrale Saint-Jean, devant le cardinal de Tournon, en 1537. Mais il est vrai que cela se passe après l’Affaire des placards. Quant à Rabelais, souvent menacé, il plaisantera sur son audace intellectuelle avec la formule : « je [le] dy et maintiens jusques au feu exclusivement ».

    Concernant Dolet, le premier procès inquisitorial en 1542 l’avait immédiatement condamné au bûcher ; il fut suivi du procès en appel en 1543 qui le sauva, grâce au roi, puis de celui de septembre 1544 – août 1546 qui, sans espoir de rémission, cette fois le mena au bûcher.

    Après la sentence de l’été 1542, l’appel de Dolet avait connu une issue favorable, grâce au roi là encore. Celui-ci avait d’abord tenté, comme pour Berquin, de faire traiter l’appel par son Grand Conseil et non par le Parlement de Paris, mais le Grand Conseil refusa ; le roi dut alors forcer la main du Parlement de Paris, légitime instance d’appel, par une lettre de rémission de juin 1543 que le Parlement accepta péniblement d’entériner en septembre de la même année, après avoir d’abord refusé. Elle comporte une phrase-clé, affirmation de clémence royale et chrétienne à la fois, qui n’a pas résisté au vent mauvais de l’Histoire :

     

    « Pource est il que nous, ces choses considerées, et que Dieu nostre Createur ne veut pas la mort du pecheur, mays plustost qu’il vyve et se convertisse, voulant par nous suivre cette douce monition et persuasion et en cest endroict preferer misericorde à la rigueur de la justice […] audict Dolet nous avons quicté et pardonné […] les faultes et erreurs [13]».

     

    François se rêve en monarque chrétien et défenseur des humanistes ; il dit pardonner à Dolet « en faveur aussi de son estude et de la profession qu’il faict aux lettres », mais le courant est trop fort pour qu’un roi seul résiste encore longtemps à son Grand Conseil, au Parlement de Paris, à la Faculté de Théologie. En même temps qu’il octroyait sa lettre de rémission à Dolet, le roi rédigeait un de ses édits les plus répressifs contre l’hérésie, l’édit de juillet 1543, « enjoignant aux inquisiteurs de la foi de poursuivre les lutheriens et heretiques comme séditieux, perturbateurs de la paix publique, et conspirateurs contre la sureté de l’état [14] ».

    À nouveau arrêté en 1544, en janvier, date à laquelle il échappe à ses geôliers, puis en septembre, définitivement cette fois, Dolet sera à nouveau jugé par un tribunal inquisitorial ; les juges vont mettre la main sur une de ses traductions et en extraire neuf mots qui l’enverront à la mort. En effet, la phrase « attendu que [après la mort] tu ne seras plus rien du tout », traduction de l’Axiochus du pseudo-Platon [15], permet une des plus graves accusations portées contre Dolet pendant le procès. Le jugement rendu par la Sorbonne le 4 novembre 1544 l’accuse clairement de matérialisme, sous le nom d’« épicurisme » :

     

    « Quant à ce dialogue mis en français intitulé Axiochus, ce lieu et passage, fait à sçavoir, “attendu que tu ne seras plus rien du tout”, est mal traduit, et est contre l’intention de Platon, auquel il n’y a, ni en grec, ni en latin, les mots ‘rien du tout’ […], “attendu que tu ne seras plus rien du tout” est dictum epicuraeum [16] ».

     

    La Faculté remet Dolet au bras du Parlement qui prononcera la condamnation à mort le 2 août 1546, avant l’exécution de la sentence le 3.

    Berquin et Dolet ont voulu défendre leur position jusqu’au bout, en appelant à l’espace public où ils rendent manifestes leurs malheurs et leurs positions, et cela fait d’eux, selon le point de vue que l’on choisit, ou bien des intellectuels, ou bien des obstinés, la pire posture pour un hérétique, puisque c’est le fait d’être persistant dans l’erreur (pertinax) ou revenant à l’erreur (relaps), qui assure la plus grande sévérité à l’égard des hérétiques. L’issue est nécessairement fatale.

    Étaient-ils luthériens l’un et l’autre ? C’est peu probable. Berquin est trop érasmien pour être luthérien et Dolet bien trop païen dans ses choix d’humaniste pour être luthérien. Ce sont leurs travaux d’humanistes, leurs choix linguistiques qui les ont menés au bûcher : traductions de textes de Luther puis d’Érasme pour Berquin, couplées à quelques créations personnelles aux contours incertains [17], impression de livres interdits, traduction déviante d’un pseudo-platon pour Dolet, adossées à de nombreuses œuvres personnelles pour l’humaniste et aussi poète, tel que le comprendra finement Colletet en rangeant Dolet parmi ses « poètes français ». Quoique protégés du roi et insolemment privilégiés [18] l’un et l’autre, ils n’ont pu échapper au feu.

    La question qui reste, après les flammes, est simple : faut-il persécuter les hérétiques ? Si le but est d’éteindre la fièvre « luthérienne », les bûchers ont été de peu d’effet. Si le but est de conserver la pureté de l’orthodoxie catholique, c’est au prix d’une négation de la parole divine puisque : « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ézéchiel, 18, 32).

    Cette question simple et terrible : « faut-il persécuter les hérétiques ? », c’est celle qu’ose poser Sébastien Castellion en 1554, après le supplice de Michel Servet, quand il publie, à Bâle, sous pseudonyme et fausse adresse, De haereticiis an sit persequendi. Sa réponse est catégorique : l’hérésie existe, elle est une grave atteinte à la loi divine, mais Dieu seul décide du châtiment pour ceux qui s’éloignent de lui ; on ne peut tuer un homme pour défendre une doctrine car l’intellect humain est susceptible d’errer. Le traité est traduit en français sous le titre Traicté des hérétiques, a savoir si on doit les persécuter, et la traduction est pourvue d’un nouveau prologue qui affirme crânement : « Il vaudrait mieux laisser vivre cent, voir mille hérétiques, que de faire mourir un homme de bien, sous ombre d’hérésie [19]. »

    Montaigne, trente ans plus tard et tant de bûchers après, dira quelque chose d’approchant [20] :

     

    « À tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette […]. Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut pris que d’en faire cuire un homme tout vif. »

     

    Nouvelle arme contre le bûcher, plutôt que l’opiniâtreté, surgit alors en ce mitan du siècle un audacieux scepticisme chrétien : nouvelle posture humaniste ?